Doctrine OHADA

« Le Ministère Public et la mise en mouvement de l’action civile en droit de la propriété intellectuelle dans l’espace OHADA »

NGO’O Samuel Emmanuel
Juge d’Instruction au Tribunal de Première et Grande Instance de Nanga- Eboko,
DESS en droit de la propriété intellectuelle
Et
NGUELE MBALLA Fabrice
Juriste-Consult, Cabinet Isis Conseils, Mandataire agrée OAPI,
Doctorant en droit, DESS en droit de la propriété intellectuelle

Résumé

Corps de magistrats établis près les juridictions de l’ordre judiciaire ayant pour mission de veiller, au nom de la société et dans l’intérêt général, à la bonne application de la loi et au respect de l’ordre public, le Ministère public ne peut pas en principe déclencher le procès civil. Il ne peut le faire que dans des cas limitativement prévus par la loi de façon explicite, le procès civil étant l’affaire des parties, seules celles-ci ont en règle générale la prérogative du déclenchement de l’action civile. Seulement fort est de constater qu’en matière de propriété intellectuelle une extension des cas de mise en mouvement du procès civil par le Ministère public est consacrée par l’Accord de Bangui Révisé, législation communautaire régissant cette matière dans tous les Etats membres de l’OHADA. Encore que face aux difficultés de mise en application pratique de cette extension, quelques solutions sont envisageables.

Plan sommaire

I- La possibilité de mise en mouvement des actions civiles en nullité, en déchéance et en radiation par le Ministère Public : les mérites de l’Accord de Bangui Révisé
A- La consécration de l’Accord de Bangui Révisé
1- La formulation de la possibilité de mise en mouvement des actions civiles en nullité, en radiation et en déchéance par le Ministère Public
2- Les contours et significations de cette consécration
B- Les mérites de la consécration : la participation à une plus grande protection des intérêts de l’Etat.
II- Des difficultés d’ordre procédural dans la mise en œuvre de cette extension
A- De la difficile matérialisation de cette extension
1- La question du mode de saisine du Tribunal civil par le Ministère Public
2- La question de l’information du Ministère Public
B- Quelques solutions envisageables
Conclusion

 

Introduction

La propriété intellectuelle peut être comprise comme l’appropriation par l’homme de l’expression de son « génie créateur » . Elle s’insère en fait dans un vaste ensemble dont le socle repose sur le droit de la propriété tel que régi par les dispositions du code napoléonien. Toutefois, à la différence de la propriété au sens civiliste du terme qui est centrée sur une appropriation des biens matériels, la propriété intellectuelle porte sur une autre catégorie de biens axés sur l’appropriation du savoir dans tous les domaines de l’activité humaine (art, littérature, science, technologie, commerce, industrie…). On parlera ainsi de propriété industrielle lorsqu’il s’agira des créations nouvelles ou des signes distinctifs , et de propriété littéraire ou artistique s’agissant des droits d’auteurs et des droits voisins.

Dans l’espace de l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI) – espace dans lequel se retrouvent désormais tous les Etats parties au traité OHADA – le dispositif normatif régissant cette matière est constitué entre autre par l’Accord de Bangui Révisé (ABR) et les législations nationales relatives à la propriété littéraire et artistique ; cet instrumentum juridique octroi en fait aux créateurs et autres artistes, une exclusivité d’exploitation de leurs actifs, exclusivité au demeurant limitée dans le temps et dans l’espace. Néanmoins, l’exercice par ces derniers des droits exclusifs qui leurs sont ainsi conférés ne se fait bien souvent pas sans heurt. Des cas de violations des droits de propriété intellectuelle existent effectivement et donnent lieux à un contentieux notamment judiciaire, au pénal comme au civil. Le point focal de la présente étude est justement relatif au contentieux judiciaire civil de la propriété intellectuelle. De fait nous nous attardons sur l’office du Ministère Public dans la mise en mouvement des actions à fin civile en matière de propriété intellectuelle.

L’action civile désigne le moyen par lequel est introduite et partant déclenchée une instance judicaire civile . Par principe général de droit, elle intervient en dehors de toute infraction pénale. Le Ministère Public ne peut donc qu’être partie jointe au procès civil qui par conception est l’affaire des parties ; c’est une suite du principe du dispositif sur lequel s’accorde le droit positif . Il ne peut en règle générale exercer cette action, ni en intenter une autre relativement à elle . Néanmoins une exception est faite à ce précepte. Corps de magistrats établis près les juridictions de l’ordre judiciaire ayant pour mission de veiller, au nom de la société et dans l’intérêt général, à la bonne application de la loi et au respect de l’ordre public, le Ministère public peut intervenir comme partie principale dans des cas limitativement prévus par la loi de façon explicite. En effet, le droit processuel civil prévoit des cas dans lesquels le Ministère public peut agir comme partie principale dans un procès civil et dans ce cadre mettre en mouvement cette action . C’est dire qu’en dehors de ces hypothèses, le Ministère public n’a manifestement aucun rôle à jouer dans le déclenchement de cette action en vertu des règles traditionnelles qui gouvernent la procédure civile. Seulement, fort est de constater qu’à la lecture attentive des dispositions de l’Accord de Bangui Révisé relatives aux actions judiciaires civiles , une extension notable à ce principe est consacrée ici. Sous réserve des développements à suivre, le Ministère Public loin de n’être qu’une partie jointe au procès civil, semble même en devenir également une partie principale en matière de propriété intellectuelle .

Ainsi entendu, dans la perspective d’apporter notre modeste pierre à l’amélioration de l’environnement juridique et judiciaire dans l’ensemble des Etats parties à l’Ecole Régionale Supérieure de Magistrature (ERSUMA), désormais rassuré par l’identité du droit matériel de la propriété intellectuelle dans les dits Etats , et soucieux de participer à la formation et au perfectionnement des magistrats et des auxiliaires de justice de ces Etats en droit des affaires et en droit comparé, l’intérêt scientifique de notre présente contribution au Numéro 3 de la Revue scientifique de cette école régionale est à la fois théorique et pratique ; Dans une perspective théorique, il s’agit de relever pour s’en inspirer les atouts et limites de notre législation en matière de procédure civile. Toute chose qui sur un terrain pratique permettra à coup sûr de participer à l’édification et au meilleur outillage des acteurs du contentieux de la propriété intellectuelle que sont les magistrats notamment, pour un meilleur rendu de la justice en cette matière.

Au-delà de cet intérêt dual, il est constant que l’on puisse raisonnablement opposer la question de l’opportunité, sinon de la justesse de l’incorporation de notre contribution, relevant éminemment du droit de la propriété intellectuelle, dans une revue scientifique de droit des affaires en l’occurrence celle de l’ERSUMA. Le fondement de cette interrogation peut pour le moins s’expliquer par le fait qu’il n’existe jusqu’à ce jour aucun acte uniforme OHADA sur le droit de la propriété intellectuelle. Pour le reste, la justification de notre contribution à la présente revue réside entre autre sur le fait d’abord que les acteurs économiques du monde des affaires sont inévitablement saisis par les questions liées au fonds de commerce , à l’innovation, à la concurrence déloyale, bref à la propriété intellectuelle. Ensuite il importe de préciser avec les Professeurs Joseph ISSA SAYEGH et Paul-Gérard POUGOUE , que la réforme projetée des missions et du fonctionnement de l’ERSUMA, recommande un élargissement rationae materiae du champ de formation au sein de cette école régionale, lequel élargissement est susceptible d’intégrer le droit de la propriété intellectuelle afin de compléter et de rendre plus cohérent le paysage juridique uniformisé des Etats membres de l’OHADA dont tous les Etats membres sont au demeurant désormais également signataires de l’ABR instituant l’OAPI.

Ainsi entendu, c’est par une approche descriptive et analytique, illustrée par une bibliographie actualisée, que nous examinons les singularités de l’office du Ministère Public dans le déclenchement de l’action civile en matière de propriété intellectuelle. Dans ce sens il importe de relever le mérite du législateur de Bangui dans sa consécration de la possibilité de déclenchement des actions civiles en nullité, en déchéance et en radiation par le Ministère Public (I), même si un minutieux regard critique nous impose de regretter des difficultés d’ordre procédural dans la mise en œuvre de cette extension (II).

* * *

I- La possibilité de mise en mouvement des actions civiles en nullité, en déchéance et en radiation par le Ministère Public : les mérites de l’Accord de Bangui Révisé

En effet dans l’esprit de l’Accord de Bangui révisé, la considération des spécificités inhérentes au droit de la propriété intellectuelle est de nature à motiver une certaine inflation de l’office du Ministère Public dans cette matière. En fait, le droit de la propriété intellectuelle se particularise par la constante recherche de l’équilibre entre d’une part l’intérêt des créateurs et autres innovateurs, dont il importe d’encourager les créations et autres solutions apportées aux problèmes sociaux par l’octroi d’exclusivités d’exploitation, et d’autre part l’intérêt général de la société, qui souffrirait à coup sûr d’une extension abusive de privilèges accordés aux créateurs et innovateurs . Entendu comme le corps de magistrats établi auprès des juridictions de l’ordre judiciaire, ayant pour mission de veiller, au nom de la société et dans l’intérêt général, à la bonne application de la loi et au respect de l’ordre public, Il va sans dire que l’exercice de sa mission par le Ministère Public doive pour le reste tenir compte des droits et libertés des citoyens et de l’intérêt de la société. C’est dans ce sens qu’il faut certainement interpréter l’originale extension par l’ABR, de la possibilité de déclenchement de l’action civile par le Ministère Public. Cette consécration a été faite notamment en ce qui concerne les actions civiles en nullité, en radiation et en déchéance des titres de propriété industrielle. Il convient d’examiner les termes et contours de la consécration de l’ABR (A), afin d’en analyser les mérites (B).

A- La consécration de l’Accord de Bangui Révisé

En fait, l’Accord de Bangui dans sa dernière révision de 1999, attribut au Ministère Public le droit d’exercer les actions civiles en nullité, en radiation ou en déchéance devant les juridictions civiles. Il importe de prime abord de présenter la terminologie et le cadre de la formulation de cette consécration (1) avant d’en élucider les contours et significations (2).

1- La formulation de la possibilité de mise en mouvement des actions civiles en nullité, en radiation et en déchéance par le Ministère Public

Le législateur communautaire formule cette possibilité tantôt implicitement, par l’emploi d’une terminologie vague et extensive dans la définition des personnes ayant le droit d’exercer ces actions, tantôt même de manière expresse et explicite dans l’énumération des titulaires de cette action concernant certains actifs de propriété intellectuelle.

Implicitement, dans ses dispositions relatives à l’exercice de l’action en nullité ou en déchéance tout comme dans celles relatives à la radiation, l’ABR parle de « toute personne intéressée » s’agissant des titulaires de ses actions civiles. Il en est ainsi notamment s’agissant tant des inventions brevetables , des modèles d’utilité , des marques ou des noms commerciaux . C’est dire que sont visées toutes personnes pouvant justifier d’un intérêt à voir les titres en question annulés, déchus, ou radiés. De jure et de facto, rien n’exclut ainsi que le Ministère Public ne soit visé par ces articles, considération étant faite de ce que c’est lui qui, par définition, a la charge de veiller au respect de la loi de l’ordre public et des intérêts de l’Etat. Telle peut justement être son intérêt dans de telles procédures. A titre d’illustration, dans l’hypothèse où un signe contraire à l’ordre public parvient à être enregistré comme marque tout porte à croire, d’après ce qui précède, que le Ministère Public puisse normalement mettre en mouvement l’action civile en nullité d’une telle marque ; c’est le sens qu’il faut implicitement donner à ces dispositions de l’Accord de Bangui Révisé.
De plus et de manière plus explicite et plus expresse, dans certains cas l’Accord énonce la possibilité pour le Ministère Public d’exercer les actions civiles susvisées. C’est ainsi que l’article 43 de l’annexe I sur les inventions brevetables, intitulé exercice de l’action en nullité ou en déchéance, après avoir énoncé en son alinéa 1 que :
« L’action en nullité et l’action en déchéance peuvent être exercées par
toute personne y ayant intérêt »,
stipule dans son alinéa 2 que :
« Dans toute instance tendant à faire prononcer la nullité ou la déchéance d’un brevet, le Ministère Public peut se rendre partie intervenante et prendre des réquisitions pour faire prononcer la nullité ou la déchéance absolue du brevet ».
D’ailleurs cet article renchérit d’ailleurs en postulant en son alinéa 3 que :
« Il (le Ministère Public) peut même se pourvoir directement par action principale pour faire prononcer la nullité, dans les cas prévus par l’article 39.1) b) ».

Telle est formulée la possibilité de l’action même principale du Ministère Public dans le procès civil en matière de brevet, et précisément quant à la nullité ou la déchéance d’un titre de propriété intellectuelle.

Cette formulation n’est pas unique pour les inventions brevetables. On la retrouve en substance dans les dispositions de l’Accord pour ce qui est des autres catégories de la propriété intellectuelle. Ainsi notamment, l’article 38 de l’annexe II sur les modèles d’utilité énonce pareillement que :
« 1) L’action en nullité et l’action en déchéance peuvent être exercées par toute personne y ayant intérêt.

2) Dans toute instance tendant à faire prononcer la nullité ou la déchéance d’un modèle d’utilité, le Ministère Public peut intervenir et prendre des réquisitions pour faire prononcer la nullité ou la déchéance absolue du modèle d’utilité.

3) Il peut même se pourvoir directement par action principale pour faire prononcer la nullité, dans les cas prévus par l’article 34.1(b). »

Il en va de même pour l’article 24 de l’annexe III sur les marques, intitulé « nullité » qui dispose que :
« 1) L’annulation des effets sur le territoire national de l’enregistrement d’une marque est prononcée par les tribunaux civils à la requête, soit du Ministère Public, soit de toute personne ou syndicat professionnel intéressé ».

Similairement en est-il pour ce qui est de la radiation de la marque. L’article 23 de l’annexe 3 intitulé « Radiation » dispose :
« A la requête de tout intéressé, le Tribunal peut ordonner la radiation de toute marque enregistrée qui, pendant une durée ininterrompue de 5 ans précédant l’action, n’a pas été utilisée sur le territoire national de l’un des Etats membres pour autant que son titulaire ne justifie pas d’excuses légitimes ».

On pourrait ainsi poursuivre le même raisonnement relativement aux autres catégories de propriété intellectuelle .
Au total, voilà comment se trouve formulé tant implicitement qu’explicitement, la consécration de la possibilité de mise en mouvement de l’action civile par le Ministère public. Il s’agit maintenant de préciser les contours et significations de cette consécration.

2- Les contours et significations de cette consécration

Les dispositions sus évoquées indiquent singulièrement que dans les hypothèses de nullité, de déchéance ou de radiation des titres de propriété intellectuelle, le Ministère public, en l’occurrence les Procureurs Généraux, les Procureurs de la République ou même leurs auxiliaires – les officiers de polices judiciaires, peuvent même d’office déclencher l’action civile devant les juridictions civiles. Il importe de s’arrêter un temps soit peu sur la signification des concept de nullités, déchéance et radiation en matière de propriété intellectuelle toute chose qui nous permettra à coup sûr de mieux cerner les contours de la consécration de cette singulière possibilité pour le Ministère public de déclencher l’action civile devant les juridictions civiles.
La nullité est la sanction prononcée à l’encontre d’un titre de propriété intellectuelle en l’occurrence de propriété industrielle, obtenue en ignorance des conditions de fond ou de forme prévues par l’ABR. D’après la législation communautaire elle est prononcée à l’issue d’une action civile exercée devant une juridiction civile. Sont limitativement concernées par l’action en nullité, l’invention brevetable, le modèle d’utilité, la marque, le nom commercial, l’obtention végétale et les schémas de configuration encore appelée topographie des circuits intégrés .

Ainsi entendu et à titre d’illustration, d’après l’article 24 de l’annexe III de l’ABR, l’annulation des effets sur le territoire national de l’enregistrement d’une marque peut être prononcée par les Tribunaux Civils à la requête notamment du Ministère Public, à l’encontre d’une marque enregistrée en ignorance des dispositions des articles 2 et 3 de l’annexe III, lesquelles dispositions indiquent les signes admis en tant que marque, et les marques ne pouvant être valablement enregistrée. Il en est ainsi par exemple de la marque dépourvue de caractère distinctif notamment du fait qu’elle est constituée de signes ou d’indication constituant la désignation nécessaire ou générique du produit ou la composition du produit marqué . Aux termes des articles 24 et suivants susvisés, le Ministère Public peut raisonnablement et même expressément déclencher l’action civile visant l’annulation des effets de l’enregistrement d’un tel signe comme marque.

D’un autre coté, la déchéance se définit substantiellement comme la perte d’un droit soit à titre de sanction, soit en raison du non – respect des conditions d’exercice et d’exploitation d’un titre de propriété industrielle.

L’action en déchéance peut être engagée devant les tribunaux civils à l’encontre du titulaire d’un brevet, d’une marque ou d’un modèle d’utilité, qui n’a pas acquitté son annuité à la date anniversaire du dépôt de la demande, ni dans le délai de grâce de six mois suivant cette date et qui en outre a laissé passer le délai de restauration ; elle peut également être prononcée à l’encontre du titulaire d’une marque collective dans les cas où ce dernier a cessé d’exister, ou dans celui où le règlement qui en fixe les conditions d’utilisation est contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs.

La radiation quant à elle peut être demandée par le Ministère Public devant une Juridiction civile pour une marque enregistrée non exploitée, une indication géographique enregistrée, un schéma de configuration enregistré ;

Elle peut également être requise pour la dénomination d’une variété végétale nouvelle, à la suite d’une décision judiciaire interdisant l’utilisation de la dénomination en relation avec la variété.

En définitive, telles se présentent les différentes hypothèses pour lesquelles l’Accord de Bangui Révisé consacre au Ministère Public la prérogative même d’office de déclencher l’action civile devant les juridictions civiles.

Ainsi entendu il importe de saluer en le fondant le mérite de cette consécration.

B- Les mérites de la consécration : la participation à une plus grande protection des intérêts de l’Etat.

En effet, la consécration de l’extension de saisine des juridictions civiles par le Ministère Public telle que sus-développée et dont on peut louer l’originalité, exprime pour notre législation communautaire une plus grande implication des autorités judiciaires dans la protection des intérêts des Etats membres partie à l’Accord de Bangui Révisé.

En fait, partant du postulat selon lequel les cas d’intervention à titre principal du Ministère Public sont prosaïquement et généralement constitués par les hypothèses de non-respect des dispositions légales visant la protection des intérêts étatiques, l’on est amené à apprécier cette consécration d’une extension des missions classiques du Ministère Public. A titre d’illustration, dans le cas des brevets d’invention, ainsi qu’il a été relevé plus haut, le Ministère Public peut se pourvoir directement par action principale pour faire prononcer la nullité, dans les cas prévus par l’article 39.1(b) de l’annexe I de l’ABR ; il s’agit précisément des hypothèses d’inventions non susceptibles d’être brevetées, aux termes de l’article 6 du même annexe. La lecture de l’alinéa-a de cet article évoque justement :

« L’invention dont l’exploitation est contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».

On comprend dès lors la justesse de l’office du Ministère Public dans l’action civile en matière de nullité pour non-conformité à l’ordre public et aux bonnes mœurs.

Le même raisonnement peut être pareillement effectué dans les autres cas d’actions principales possibles par le Ministère Public. Evoquons ainsi le cas des objets non protégeables comme modèles d’utilité (article 4 alinéa 1 annexe II ABR), ou encore le cas des signes non protégeables comme marques dans le sens des alinéas c et e de l’article 3 de l’Annexe III ; ces dernières dispositions concernent les cas de marques contraires à l’ordre public, aux bonnes mœurs ou aux lois et les cas de marques qui reproduisent, imitent ou contiennent parmi leurs éléments des armoiries, drapeaux ou autres emblèmes, abréviation ou sigle ou un signe ou poinçon officiel de contrôle et de garantie d’un Etat ou d’une organisation intergouvernementale créée par une convention internationale, sauf autorisation de l’autorité compétente de cet Etat ou de cette Organisation.

Ainsi entendu, s’il faut certes saluer le brio de l’extension originale ainsi introduite dans l’office du Ministère Public par le législateur de Bangui, il reste que de farouches difficultés d’ordre procédural enrayent la mise en œuvre de cette extension.

II- Des difficultés d’ordre procédural dans la mise en œuvre de cette extension

Dans une perspective pratique, et nonobstant le mérite à reconnaitre à l’initiative du législateur OAPI, il importe de remarquer pour le critiquer, la difficulté de concrétiser l’exception de mise en mouvement de l’action civile par Ministère Public, en l’état actuel de notre législation. De fait il convient de relever la difficile matérialisation de cette extension afin d’oser quelques propositions pour le contournement de cette difficulté.

A- De la difficile matérialisation de cette exception

En effet, si la consécration de la faculté du Ministère Public de déclencher les actions civiles en nullité, en déchéance ou radiation des titres de propriété industrielle reste méritoire, il demeure concrètement peut évident de concevoir la réalité de l’exercice de telles actions. L’on se doit en effet de se poser inévitablement la question de savoir comment et par quel moyen juridique le Procureur de la République saisira t-il en pratique le Tribunal statuant en matière civile ? De plus et de manière non limitative l’on peut raisonnablement se demander comment le Ministère Public sera informé de l’enregistrement d’un titre de propriété industrielle susceptible de faire l’objet d’une action civile dans le contexte actuel de délivrance de ces titres par l’Organisation Africaine de Propriété Intellectuelle ?

1- La question du mode de saisine du Tribunal civil par le Ministère Public

S’agissant du mode de saisine du Tribunal civil par le Ministère Public, la difficulté émane en effet ici du fait qu’en matière civile, classiquement compris, les modes de saisine des juridictions civiles généralement prévus par les codes de procédure civile et commerciale en vigueur dans l’espace OAPI-OHADA sont ordinairement constitués par l’assignation par voie d’huissier, la requête conjointe au greffe, la présentation volontaire des parties devant le Juge, et la déclaration au Greffe. Comme on peut s’en apercevoir ces modes de saisines sont difficilement envisageables pour le Ministère Public. Ce dernier obéit en fait à une toute autre typologie de moyens de saisine. Ordinairement en effet, dans son domaine de compétence par excellence, en l’occurrence la matière pénale, après avoir reçu une dénonciation, ou une plainte ou même d’office, le Procureur de la République saisit l’Officier de Police Judiciaire compétent pour enquête à l’issue de laquelle, un procès-verbal est dressé, lequel détermine l’option d’engagement des poursuites et de mise en mouvement de l’action publique par voie de citation directe, par voie de flagrant délit, ou encore par la saisine du juge d’instruction par un réquisitoire introductif d’instance, en vue de l’ouverture d’une information judiciaire. Aussi, dans le silence du législateur communautaire sur cet aspect du droit processuel de la propriété intellectuelle, on voit mal le Procureur de la République en passe de faire une assignation par voie d’huissier, une requête conjointe au greffe civile, ou même une déclaration aux dites greffes. Ainsi, en raison de cette inadéquation des moyens d’actions traditionnelles du Ministère Public avec les modes classiques de saisine du Tribunal civil, de réelles difficultés d’application de l’extension de compétence à titre principal du Ministère Public en matière civile sont à relever. Ces difficultés s’étendent d’ailleurs aux moyens d’information du Ministère Public de l’existence d’un titre de propriété industriel enregistré qui serait susceptible d’annulation, de radiation ou de déchéance.

La question de l’information du Ministère Public
En fait, il est concrètement nécessaire pour le Ministère Public d’être informé de ce qu’un titre de propriété industrielle enregistré est susceptible de subir la sanction de la nullité de la déchéance ou de la radiation, pour qu’il puisse mettre en mouvement l’action civile dans ces différentes hypothèses. En effet ceci est une des conditions sine qua non pour que la matérialité ce cette faculté soit réellement possible. A défaut, un titre susceptible de sanction pourra subsister à l’insu du Ministère Public, et partant ne pourra pas faire l’objet d’une action civile de sa part.

La pertinence de cette préoccupation s’impose d’autant plus qu’aucune mesure pratique n’est légalement prévue par le législateur communautaire pour permettre une prompte information du Ministère Public sur la situation des actifs en cours d’enregistrement à l’OAPI ; ce qui handicape véritablement la faculté pour ce dernier de porter un regard critique sur ces actifs et de pouvoir ainsi mettre éventuellement en mouvement les actions civiles en nullité, déchéance, ou en radiation ainsi que le prévoit l’ABR. C’est dire que des mesures sont à prendre dans ce sens également.
Au demeurant, il ne reste qu’à concevoir des solutions originales pour réaliser cette extension prévue par le législateur communautaire.

B- Quelques solutions envisageables

Dans le silence du texte de l’Accord de Bangui Révisé, il semble essentiel de concevoir et suggérer, quelques solutions en vue de résorber ce vide juridique, et de réaliser cette exception prévue par le législateur communautaire. La première issue envisageable serait pour le législateur OAPI, de définir avec précision le mode de saisine du Tribunal civil par le Ministère Public. Seulement, en vertu du caractère éminemment national du droit processuel, cette prérogative semble devoir ressortir plutôt de la compétence des législations nationales. C’est donc à elles que pourrait revenir l’office de déterminer les modes de saisine du Tribunal civil par le Ministère Public dans ces cas.

Du reste, et en pratique, le mode de saisine du Tribunal Civil par le Ministère Public qui nous parait le plus indiqué semble être la simple requête adressée au Président du Tribunal concerné.

Ainsi dans le cas notamment du Cameroun la requête pourrait être adressée au Président du Tribunal de Première Instance, juridiction compétente pour statuer sur les demandes en nullité, radiation et déchéance.

En outre, relativement au moyen d’information du Ministère Public, c’est le lieu de susciter une plus grande communication entre les institutions en charge de l’enregistrement et du maintien en vigueur des titres, et celles en charge de veiller à leur conformité notamment à l’ordre public et aux intérêts des différents Etats membres de l’OAPI. Cette collaboration est indispensable pour que l’extension du déclenchement de l’action civile par le Ministère Public telle que prévue par le législateur communautaire soit rendue plus évidente.

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Conclusion

En conclusion, la question majeure qui constituait l’essence de notre problématique était relative à l’office du Ministère Public dans la mise en mouvement de l’action civile en matière de propriété intellectuelle dans l’espace OHADA. De fait nous avons été amené à constater que le législateur communautaire, tantôt implicitement, sinon même explicitement, donne prérogative au Ministère Public de déclencher les actions civiles en nullité, en déchéance ou en radiation des titres de propriété intellectuelles. Somme toute, une analyse critique de cette remarquable originalité, impose de relever le mérite de cette singulière extension relativement à la plus grande protection des intérêts des Etats, même s’il reste que dans la pratique des difficultés procédurales, rendent peu évidente la mise en œuvre de cette exception du droit processuel de la propriété intellectuelle. C’est dire que des mesures sont à prendre dans ce sens ainsi qu’il a été suggéré plus haut.

NGO’O Samuel Emmanuel
Juge d’Instruction au Tribunal de Première et Grande Instance de Nanga- Eboko,
DESS en droit de la propriété intellectuelle
Et
NGUELE MBALLA Fabrice
Juriste-Consult, Cabinet Isis Conseils, Mandataire agrée OAPI,
Doctorant en droit, DESS en droit de la propriété intellectuelle

Revue de l’ERSUMA: Droit des affaires – Pratique Professionnelle, N° 6 – Janvier 2016, Etudes.