Léon HOUNBARA KAOSSIRI
Assistant,
Faculté des Sciences Juridiques et Politiques, Université de Ngaoundéré (Cameroun)
Résumé
Le présent article est une contribution à la précision du régime procédural de l’autorité de la chose jugée en matière civile au Cameroun à la lumière des récentes évolutions que connait la jurisprudence nationale et communautaire. Il propose quelques précisions à plusieurs préoccupations auxquelles le droit positif n’apporte pas de solution satisfaisante. Cette contribution répond à la question de savoir par qui et à quel moment l’autorité de la chose jugée doit être soulevée. Il ressort que cette dernière est une fin de non-recevoir, donc un moyen de défense. De ce fait, le privilège de la soulever revient normalement aux parties, plus précisément le défendeur. Cependant, compte tenu de ses fonctions, qui s’orientent aussi vers la protection de l’intérêt de la justice tout entière, l’autorité de la chose jugée peut être soulevée d’office par le juge lorsqu’il en a connaissance. C’est sur ce même argument que se fonde cet article pour proposer que l’autorité de la chose jugée soit recevable en tout état de cause, contrairement à la prescription légale qui exige que les fins de non-recevoir soient présentées avant toute conclusion au fond. Il faudrait cependant, pour éviter les abus auxquels peut conduire un tel régime, prévoir de sanctions à l’encontre du plaideur qui utiliserait cette fin de non-recevoir de manière dilatoire.
Abstract
This article aims to precise the procedural rules governing the principle of res judicata in Cameroonian civil and commercial procedure. The available law on this issue does not provide a satisfactory solution to the multiple preoccupations raised by the implementation of this principle. This paper thus brings to light some fundamental questions concerning this issue. It answers the question to know how-the competent person and the precise moment in which res judicata can be raised in a case. The authority of res judicata is a plea of inadmissibility, consequently a means of defense in a case. This means that it should be raised primarily by the parties, specifically the defendant. However, in view of its function which includes the protection of the interests of the whole court, the authority of res judicata may be raised by the judge when he becomes aware of its existence. By this same argument, this article proposes that the authority of res judicata should be admissible at any moment in the procedure which is contrary to the legal prescription now that requires that pleas of inadmissibility should be raised before any conclusive background ; however in order to avoid a party from frustrating the action of the court by raising the defense abusively, we propose here that the law should provide sanctions against the litigant who uses this plea of inadmissibility with a dilatory intension.
Introduction
Bien que prévue tant en droit interne qu’en droit communautaire , l’autorité de la chose jugée n’est définie par aucun texte applicable en droit camerounais. En faisant abstraction des multiples controverses dont elle est sujette , on peut l’entendre comme une qualité attribuée aux jugements dont la fonction est d’empêcher le renouvellement d’un même procès . La doctrine contemporaine voit en elle, non une présomption de vérité comme le prétend l’article 1351 du Code civil camerounais, mais comme un attribut du jugement, voire une fin de non-recevoir. Ceci se justifie en ce sens que sa proposition au cours d’une instance se présente comme un obstacle anticipé à l’examen au fond du droit litigieux. Comme toutes les autres fins de non-recevoir, sa proposition suspend le cours de l’instance et oblige le juge à rendre une décision antérieure à celle de la demande au fond . En outre, son admission se présente comme un obstacle définitif à l’examen au fond du litige, ce qui la distingue des exceptions de procédure. Lorsqu’elle est admise, elle entraine l’irrecevabilité de l’action sans qu’il soit besoin de connaître du fond du litige.
Dire de l’autorité de la chose jugée qu’elle est une fin de non-recevoir revient ainsi à la ranger dans la catégorie des moyens de défense. Ainsi analysée, elle peut susciter plusieurs interrogations. L’un problème qu’elle soulève est celui de sa mise en œuvre ou de son régime procédural.
La question du régime procédural ou, plus globalement, celle du régime juridique des fins de non-recevoir en général fait l’objet d’une préoccupation de longue date . Malgré cette ancienneté, elle demeure d’actualité . La fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée jouit également d’un regain d’intérêt . Elle vient d’être érigée par la CCJA en un principe fondamental de la justice. En effet, pour annuler la sentence arbitrale d’un tribunal qui s’était prononcé sur une cause ayant fait l’objet d’un précédent jugement, la haute juridiction communautaire a rappelé que l’autorité de la chose jugée est un principe fondamental de la justice en ce qu’elle assure la sécurité juridique et participe de l’ordre public international.
En outre, en droit français, par exemple, l’article 125 du Code procédure civile qui réglemente les fins de non-recevoir a été tout dernièrement modifié par un décret survenu en 2004 . Ce Décret a renouvelé le régime procédural de l’autorité de la chose. La question y semble donc presque tranchée. Cependant, le droit positif camerounais n’a pas toujours apporté une solution nette à ce problème. Les dispositions du Code civil camerounais, ni celles du droit OHADA, qui énoncent l’autorité de la chose jugée ne renseignent pas suffisamment sur les modalités de sa mise en œuvre. Le Code de procédure civile et commerciale aborde la question de manière imprécise. Des précisions y relatives s’avèrent donc nécessaires.
Le régime procédural de l’autorité de la chose jugée ne dépend pas seulement de la nature juridique qu’on lui reconnait, mais aussi des finalités qu’on lui assigne. Il faut noter que comme toutes les fins de non-recevoir, l’autorité de la chose jugée a plusieurs fonctions, lesquelles peuvent être analysées tant au regard de la dimension micro judiciaire que de la dimension macro judiciaire. Alors que la première dimension amène à l’orienter vers la protection du justiciable ou du juge, la seconde dimension incite à l’envisager dans le sens de la protection de l’appareil judiciaire. L’autorité de la chose jugée constitue un instrument de police processuelle, en ce sens qu’elle sanctionne le défaut d’une condition classique du droit d’action . Elle constitue également un instrument de terminaison du procès, dans la mesure où elle se présente comme une négation du droit d’action, voire du droit substantiel .
Le régime procédural de l’autorité de la chose jugée est également tributaire de la valeur procédurale qu’on reconnaît à cette fin de non-recevoir. Il faut ainsi distinguer selon qu’il s’agit d’une simple fin de non-recevoir d’ordre privé ou d’une fin de non-recevoir d’ordre public. Comme l’a récemment décidé la CCJA , l’autorité de la chose jugée préserve la sécurité juridique et participe de l’ordre public en ce qu’elle prône la stabilité des situations judiciairement prononcées et affirme l’incontestabilité des décisions de justice. Elle renforce aussi le crédit de la justice en interdisant le renouvellement des procès et en prévenant contre la contrariété des jugements. Il faut noter que cette position semble s’éloigner de la conception traditionnelle. En effet, le régime procédural de l’autorité de la chose jugée a été, traditionnellement, calqué à l’image de celui des fins de non-recevoir d’ordre privé. La Cour suprême du Cameroun affirmait que celle-ci ne pouvait être soulevée que par les parties , qui avaient d’ailleurs la possibilité d’y renoncer . En outre, elle était, comme toutes les autres fins de non-recevoir, soumise au régime de la présentation in limine litis prescrit par l’article 97 du Code de procédure civile et commerciale.
Cette conception classique semble ne plus retenir l’attention de la jurisprudence contemporaine qui a tendance à appliquer à l’autorité de la chose jugée le régime propre aux fins de non-recevoir d’ordre public. Désormais, la Cour suprême semble reconnaitre d’importants pouvoirs au juge dans sa mise en œuvre. Aussi décide-t-elle que celle-ci peut être soulevée d’office et en tout état de cause . Une telle évolution jurisprudentielle qui incite à revoir le régime procédural l’autorité de la chose jugée mérite-t-elle d’être généralisée ?
Pour apporter des éclaircissements sur cette préoccupation, il convient de répondre à deux questions fondamentales. Il s’agit, d’une part, de déterminer qui peut soulever le moyen de défense consécutif à l’autorité de la chose jugée et, d’autre part, de dire à quel moment on doit le présenter. Alors que la première question invite à identifier le titulaire du droit d’invoquer l’autorité de la chose jugée (I), la deuxième quant à elle conduit à préciser le moment auquel elle doit être présentée (II).
I – Le titulaire du droit d’invoquer l’autorité de la chose jugée
Les dispositions légales ne répondent pas à la question de savoir qui, du juge ou des parties, peut soulever, à l’occasion d’une instance, l’autorité de la chose jugée. Confrontée à cette lacune, la jurisprudence ne fournit pas une solution unanime. Tantôt, elle accorde exclusivement ce privilège aux parties , tantôt, elle reconnaît un certain pouvoir au juge de la soulever de sa propre initiative . Pour répondre à cette préoccupation, il convient d’examiner les pouvoirs respectifs des parties (A) et du juge (B) dans la mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée.
A – Les pouvoirs des parties dans la mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée
Il faut de partir de l’idée selon laquelle l’autorité de la chose jugée dont il est ici question constitue un moyen de défense. Ainsi, sa mise en œuvre relèverait du privilège des parties (1). Il est par conséquent possible de se poser la question de savoir si ces dernières peuvent avoir la faculté de renoncer à la soulever (2).
1 – Le privilège d’invoquer l’autorité de la chose jugée
Le principe ici est celui de la primauté des parties. En effet, l’initiative du moyen tiré de l’autorité de la chose jugée doit relever, d’un premier point de vue, du privilège des parties. Puisque celle-ci est un moyen de défense, il leur appartient de la soulever. Ce privilège revient normalement au défendeur. Toute partie qui y a intérêt a normalement qualité pour invoquer un moyen de défense. Cette affirmation vaut tant pour les exceptions de procédure que pour les défenses au fond ou les fins de non-recevoir. La protection du défendeur est l’une des fonctions primaires de l’autorité de la chose jugée. Il est donc normal que celui au profit duquel elle a été instituée puisse avoir le privilège de la proposer, lorsqu’il en estime l’existence.
La jurisprudence aussi veille à ce que le privilège de soulever l’existence d’une cause d’irrecevabilité du fait de l’autorité de la chose jugée soit reconnu aux parties. Elle y veille positivement comme négativement. De manière positive, la Cour suprême reconnait que l’autorité de la chose jugée est une règle d’intérêt privé destinée à sauvegarder les droits acquis des parties. Fort de cela, il appartient à celles-ci de s’en prévaloir. La jurisprudence française abondait également dans ce sens avant le décret du 20 août 2004 .
En reconnaissant ainsi la primauté des parties dans la mise en œuvre de la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée, l’on fait d’elle un moyen d’ordre privé. C’est cette même logique qui semble commander la question du renoncement à invoquer l’autorité de la chose jugée.
2 – Le renoncement à invoquer l’autorité de la chose jugée
En règle générale, puisque la primauté de présenter les moyens de défense revient aux parties, il leur est possible d’y renoncer. Cette règle vaut-elle aussi pour les fins de non-recevoir en général et plus particulièrement, l’autorité de la chose jugée ? Plus clairement posée, la question revient à savoir si le plaideur qui, à l’occasion d’une instance, dispose de la possibilité de proposer qu’un débat soit ouvert sur l’existence de l’autorité de la chose jugée peut se résigner à le faire. La jurisprudence répondait à cette question par l’affirmative.
La Cour suprême reconnaissait à cet effet que les parties pouvaient renoncer à invoquer l’autorité de la chose jugée . Elle est même arrivée à affirmer, à l’occasion d’une espèce, que le renoncement pouvait être implicite . Dans cette dernière espèce, le défendeur n’avait pas soulevé la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée devant les juges du fond et s’était permis de la soulever devant le juge de cassation. Ce dernier a estimé qu’il y avait, sur ce point, renoncement implicite. Les termes de cet arrêt mérite d’être rappelés : « à partir du moment où cette renonciation est intervenue, même implicitement, l’exception (de chose jugée) ne peut plus être invoquée devant la Cour suprême ».
A la suite de cette jurisprudence, il est permis de s’interroger sur le fondement de cette faculté accordée aux parties de renoncer à soulever le moyen résultant de l’autorité de la chose jugée. La Cour suprême offre également à ce sujet une réponse. En effet, elle a pu décider que la chose jugée est une règle d’intérêt privé destinée à sauvegarder les droits acquis des parties ; il est donc toujours possible à l’une de celles-ci de renoncer à s’en prévaloir . Une telle analyse trouve son fondement dans les fonctions de l’autorité de la chose jugée, destinée protéger les intérêts privés.
Cependant, il faut noter que l’autorité de la chose jugée est aussi destinée à garantir les intérêts qui dépassent les considérations d’ordre privé. Elle est non seulement au service des justiciables, mais aussi au service de la justice . Comme la procédure, elle est « la garantie de la sécurité et de la sûreté des justiciables » et « garante de l’ordre public » . Cependant, quelles que soient les considérations sociales qui pourraient justifier l’autorité de la chose jugée, il ne faut pas oublier que le jugement « réalise » des droits privés . C’est donc la nature juridique des droits mis en cause qui commande une telle solution. C’est cette considération qui justifie que la proposition de mener le débat sur l’autorité de la chose jugée soit prioritairement accordée aux parties qui, d’ailleurs, peuvent renoncer à s’en prévaloir. Cette solution n’exclut pour autant pas que certains pouvoirs soient exceptionnellement reconnus au juge en la matière.
B – Les pouvoirs du juge dans la mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée
Laisser la possibilité de présenter l’existence de l’autorité de la chose jugée au pouvoir exclusif des parties et prôner une passivité du juge ne constitue pas toujours une garantie de bonne justice. Cette solution peut favoriser les manœuvres dilatoires. Elle peut contribuer à ralentir abusivement le cours de la justice. Plus grave encore, elle risque de livrer l’un des plaideurs à la discrétion d’un adversaire moins scrupuleux, ayant pour souci de retarder l’issue du procès . Les fonctions qu’assure l’autorité de la chose jugée amènent à admettre que certains pouvoirs soient reconnus au juge, dans le sens de lui permettre de proposer qu’un débat soit ouvert sur l’existence de l’autorité de la chose jugée lorsqu’il en a connaissance. Ces pouvoirs doivent être exceptionnels, donc encadrés dans certaines limites (2). Avant d’examiner ces limites, il importe de s’attarder sur l’étendue même de ces pouvoirs (1).
1 – L’étendue du pouvoir du relevé d’office
Compte tenu des fonctions sociales de l’autorité de la chose jugée, l’on pourrait être amené à soumettre sa présentation à un régime d’obligation de relevé d’office. La jurisprudence s’inscrit parfois dans cette lancée. Plus récemment, la Cour suprême , puis la CCJA semblent avoir érigé l’autorité de la chose jugée au rang d’une fin de non-recevoir d’ordre public. Saisie d’un pourvoi dirigé contre un arrêt confirmatif qui avait méconnu l’autorité de la chose jugée, le juge suprême a cassé l’arrêt attaqué estimant que les juges du fond auraient dû relever d’office la fin de non-recevoir, quand bien même les parties ne l’avaient pas soulevée.
L’obligation de relever d’office l’existence de l’autorité de la chose jugée met en avant les fonctions sociales de l’autorité de la chose jugée. Elle peut être basée sur l’idée d’un respect dû aux décisions de justice. Comme le reconnaissent certains auteurs , si on raisonne dans ce sens, la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée sera considérée comme d’ordre public, solution qui obligerait le juge à la soulever d’office.
L’obligation de relever d’office la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée ne mérite cependant pas d’être généralisée. Il faudra l’admettre dans des hypothèses exceptionnelles. Il en est ainsi, d’une part, lorsque le jugement qu’on entend protéger est rendu dans les matières dans lesquelles les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits. Lorsque les droits, objet de la décision, sont eux-mêmes d’ordre public, ce caractère doit rejaillir sur la décision. Dans cette hypothèse, l’autorité pourra alors être d’ordre public . Il en va ainsi en matière d’état et de capacité des personnes. Une telle solution a été consacrée par la jurisprudence française en la matière .
D’autre part, il est permis d’admettre que lorsque l’autorité de la chose jugée résulte d’une décision qui fait partie de la même instance que celle où elle pourrait être appliquée, elle revêt alors un caractère d’ordre public. De ce fait, elle doit être relevée d’office par le juge et elle peut même être invoquée pour la première fois devant la Cour de cassation . Le but de cette dernière solution est d’éviter les contradictions de décisions au sein d’une même juridiction .
Pour concilier les intérêts des justiciables et ceux de la justice que l’autorité de la chose jugée se doit de garantir, il serait pertinent de reconnaitre au juge une simple faculté de relever d’office cette fin de non-recevoir. Cette faculté conférerait ainsi au juge un certain pouvoir dans la mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée, tout en permettant d’éviter les risques sur lesquels peut déboucher le régime de l’obligation du relevé d’office.
Le droit comparé corrobore une telle solution. En effet, à la suite d’une réforme intervenue en France en 2004 , l’article 125 du Code de procédure civile français énonce désormais en son alinéa 2 que le juge « peut relever d’office la fin de non-recevoir tirée (…) de la chose jugée » . Ceci confirme, selon certains auteurs , que cette fin de non-recevoir n’est pas, normalement d’ordre public. Si tel est le cas, il convient de rechercher la justification de cette mesure qui permet au juge de soulever ce moyen malgré le fait qu’il soit d’ordre privé.
Un arrêt de la Cour suprême semble reconnaitre au juge la faculté de soulever d’office l’existence de l’autorité de la chose jugée. Dans cet arrêt, le juge suprême s’est reconnu la possibilité de soulever d’office le moyen pris de la violation de l’article 1351 du Code civil, alors même qu’aucune des parties ne l’avait présenté.
Plusieurs justifications permettent de soutenir le régime de simple faculté de relever d’office la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée. Cette mesure permet de concilier les intérêts des justiciables et de ceux de la justice tout entière. En effet, avec une telle solution, l’autorité de la chose jugée n’apparaitrait plus comme un simple moyen de défense dont la mise en œuvre est laissée à l’entière discrétion des parties, mais comme un instrument procédural entre les mains du juge, lequel lui permettrait de gérer le fonctionnement de ce qu’un auteur a appelé d’ordre processuel. La possibilité pour le juge d’initier, lui-même, le débat sur la recevabilité apparaît ainsi comme une mesure permettant de parer à une éventuelle utilisation de la fin de non recevoir à des fins dilatoires . Comme l’affirme un auteur , le fait que le juge puisse soulever d’office la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée, lorsqu’il a connaissance d’une décision déjà rendue entre les mêmes parties, constitue alors seulement un progrès permettant de lutter contre certaines formes d’instrumentalisation du service public de la justice, notamment dans des contentieux de masse comme celui des affaires familiales, où certains plaideurs, plutôt que d’exercer les voies de recours appropriées, n’hésitent pas à réitérer les demandes dont ils ont été déboutés.
La liberté d’agir du juge au niveau du relevé de l’autorité de la chose jugée pourrait ensuite se justifier par la nécessité de mieux marquer le découpage de la procédure en deux phases successives, à savoir celle portant sur l’examen de la recevabilité de l’action et celle portant sur l’examen du bien-fondé des prétentions qu’elle comporte .
Il convient de relever que les pouvoirs du juge dans la mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée méritent d’être encadrés de manière à respecter les finalités individuelles et sociales de cette fin de non-recevoir. Leur aménagement doit en outre permettre de conserver le caractère privé de l’autorité de la chose jugée. Ces pouvoirs méritent aussi d’être limités à certains égards.
2 – Les limites au pouvoir du relevé d’office
La possibilité pour le juge de soulever d’office l’existence de l’autorité de la chose jugée entraverait certains principes directeurs du procès si elle n’est pas encadrée dans une certaine limite. L’un des principes particulièrement affecté est celui du dispositif. Ce principe exprime que, dans le contentieux privé, les parties restent maîtresses de leurs droits substantiels et, par conséquent, de leur traduction judiciaire. Selon ce principe, l’initiative, le déroulement et l’extinction de l’instance appartiennent aux plaideurs . Il n’est donc pas judicieux de permettre qu’un tel principe cardinal soit méconnu sans restriction. Aussi paraît-il nécessaire de limiter les pouvoirs du juge par la nécessité pour ce dernier de soumettre l’examen de ce moyen à un débat contradictoire entre les parties.
Le juge qui soulève de sa propre initiative une fin de non-recevoir du fait de l’autorité de la chose jugée doit soumettre l’examen de ce moyen au débat contradictoire entre les parties en cause. Chaque fois que le juge relève d’office une fin de non-recevoir, il doit au préalable provoquer l’explication des parties . Il doit préalablement les inviter à présenter leurs observations sur ce moyen qu’il envisage de relever d’office, afin de ménager le principe de la contradiction .
À titre de droit comparé, le droit français offre plusieurs exemples de l’application de l’obligation de faire respecter le contradictoire. En effet, depuis longtemps, la Cour de cassation française affirme clairement que le juge a le devoir de provoquer les observations des parties, même lorsque le moyen relevé d’office est d’ordre public . II importe de rechercher les fondements de cette solution qui mérite d’être retenue.
Le fait qu’un moyen soit d’ordre public n’est pas une raison suffisante pour permettre au juge de méconnaître le contradictoire. Cette circonstance l’autorise certes à relever ce moyen d’office, mais il ne lui permet pas pour autant de le faire échapper à la contradiction des parties. La mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée nécessite d’être conciliée avec le principe du contradictoire . En effet, ce principe a pour objectif de prémunir les parties contre tout effet de surprise, le fait pour le juge de relever d’office un moyen qui devait être connu d’elles .
Le respect du contradictoire permet de rétablir l’égalité entre les plaideurs. En soulevant d’office un moyen, le juge rompt l’égalité entre ces derniers. Il prend l’initiative de se substituer à l’une des parties pour suppléer sa carence et se porte ainsi à son secours. Il n’est pas normal qu’une telle inégalité existe entre les parties. Le seul remède à cette rupture d’égalité consiste à permettre à la partie à laquelle est opposé le moyen soulevé d’office de présenter ses observations . Le contradictoire permet ainsi de restaurer l’égalité des parties devant le juge. Elle leur accorde la possibilité d’appréhender, dans toute son ampleur, l’ensemble des arguments susceptibles d’influer sur le cours du procès.
L’obligation de respecter le contradictoire permet enfin de restaurer le principe du dispositif qui se trouve affecté par le pouvoir reconnu au juge de relever d’office l’autorité de la chose jugée. En soumettant la fin de non-recevoir soulevée d’office au débat contradictoire des parties, l’on permet de mettre ces dernières au centre du procès qui a vocation à protéger leur intérêt personnel, tout en garantissant les intérêts de la justice. Cette dernière considération permet de justifier, dans certaines hypothèses, une abstention à faire respecter le contradictoire.
Une certaine doctrine propose lorsque l’autorité de la chose jugée, soulevée d’office, repose sur l’existence d’un précédent jugement rendu dans une même instance, le juge peut être amené à s’abstenir à provoquer le débat contradictoire des parties. Cette solution peut être inspirée de la jurisprudence française. En effet, la Cour de cassation française autorise qu’il soit passé outre la réouverture des débats lorsqu’il s’agit de soulever d’office l’autorité de la chose jugée d’une décision rendue dans la même instance . Cette solution se justifie, selon certains auteurs , par le fait que la première décision est déjà dans le débat.
C’est principalement dans la théorie des moyens dans la cause, encore appelée théorie des moyens ou faits tirés du dossier que cette mesure trouve sa justification. Selon cette théorie, un moyen serait nécessairement « dans la cause » lorsque les parties ont indirectement indiqué un fondement juridique à leurs prétentions . La Cour de cassation française considère que, dans ce cas, le juge n’a pas à respecter la contradiction, considérant que le moyen apparemment relevé d’office serait puisé dans la cause, et déjà dans le débat : les parties ne sauraient donc se plaindre de cette initiative solitaire, sans que leurs explications soient sollicitées .
La théorie des « moyens dans la cause ou « moyens dans le débat » sur laquelle la doctrine fonde l’abstention à faire respecter le contradictoire demeure cependant critiquable. Il est vrai que la décision protégée par l’autorité de la chose jugée est par définition connue des parties, si bien que le moyen est déjà dans la cause. Il n’en demeure pas moins que l’étendue et la portée de ce moyen peuvent être source de discussions. La portée d’un jugement, fût-il rendu dans la même cause, n’est jamais chose évidente et l’on pourrait fort bien imaginer que les parties soient en désaccord sur l’étendue de ce qui a été jugé et sur les suites qu’il y a lieu d’en tirer . Le moyen dans la cause n’échappe pas à un certain empirisme qu’il est difficile de maîtriser. Il est donc souhaitable que le contradictoire soit observé en toute hypothèse.
II – Le moment de recevabilité de l’autorité de la chose jugée
Une autre préoccupation suscitée par le régime procédural de l’autorité de la chose jugée concerne le moment de sa présentation. Cette question mérite une attention particulière. La présentation des moyens de défense obéit à un certain ordre chronologique. En effet, le procès civil tend à se diviser en deux phases . Au cours de la première, la juridiction saisie examine les moyens de défense qui ne touchent pas le fond du droit. Durant la seconde phase, elle examine les moyens de défense au fond. C’est d’ailleurs dans cette division de l’instance en deux étapes successives que réside l’intérêt de la distinction entre les différents moyens de défense .
Il importe de déterminer le moment à partir duquel on doit présenter la fin de non-recevoir consécutive à l’existence de l’autorité de la chose jugée. Le législateur n’a pas donné une réponse à cette question de manière spécifique. Il l’a plutôt traité de manière critiquable en envisageant le moment de présentation des fins de non-recevoir en général. L’option choisie par le droit positif présente des limites en ce sens qu’elle assimile le régime de présentation des fins de non-recevoir à celui des exceptions de procédure (A). Il importe de réserver aux fins de non-recevoir un régime propre à elles (B).
A – L’assimilation impropre au régime des exceptions de procédure
L’article 97 du Code de procédure civile et commerciale soumet les fins de non-recevoir en général au même régime que les exceptions de procédure. Celles-ci doivent selon cet article être soulevées in limine litis, c’est-à-dire avant tout débat au fond. Une telle exigence qui présente des limites (2). Il convient cependant d’en présenter l’économie (1).
1 – L’économie de l’exigence légale d’une présentation in limine litis
L’exigence de la présentation in limine litis découle de l’article 97. Cet article assimile le régime de présentation des fins de non-recevoir à celui des exceptions de procédure et des demandes en nullité. Il soumet ces moyens de défense à une double condition : l’antériorité par rapport aux défenses au fond et la simultanéité entre eux .
Selon la première condition, les fins de non-recevoir en général doivent être présentées avant les défenses au fond. Ceci résulte des dispositions de l’alinéa 1er de l’article 97 du Code de procédure civile et commerciale dont les termes nécessitent d’être rappelés : « toutes les exceptions, demandes en nullités, fins de non-recevoir et tous les déclinatoires visés aux articles précédents sauf l’exception d’incompétence rationae materiae et l’exception de communication de pièces seront déclarés non recevables s’ils sont présentés après qu’il aura été conclu au fond » . Ceci signifie que tout plaideur qui voudrait amener le juge à se prononcer sur l’irrecevabilité d’une demande au motif que cette dernière se heurterait à l’autorité d’un précédent jugement devra proposer ce moyen avant tout débat au fond. Ce qui veut dire concrètement que le seul fait d’avoir conclu au fond prive le plaideur de la faculté d’opposer une fin de non-recevoir dont il aurait pu se prévaloir. En proposant en cours d’instance un moyen de défense répondant à la définition du concept de fin de non-recevoir, un plaideur peut se voir ainsi objecter une forclusion tirée de ce qu’il n’a pas fait valoir son moyen in limine litis, c’est-à-dire avant toute conclusion au fond.
Selon la seconde condition, les fins de non-recevoir doivent être présentées simultanément. L’alinéa 4 de l’article 97 sus-visé dispose que « toutes les autres exceptions, demandes de nullité, fins de non-recevoir et tous les autres déclinatoires doivent être proposés simultanément et aucun ne sera plus reçu après un jugement statuant sur l’un d’eux ». La simultanéité voudrait que tous ces moyens soient invoqués ensemble .
L’exigence de la présentation in limine litis semble avoir retenu l’attention d’une certaine jurisprudence de la Cour suprême. En effet, dans une série de ses arrêts, la Cour suprême adopte la position légale. Elle estime que les fins de non recevoir doivent être présentées avant qu’il n’ait été conclu au fond. C’est dans ce sens qu’elle semble abonder lorsqu’elle affirme qu’à l’instar des exceptions de nullité d’exploit ou d’acte de procédure , l’autorité de la chose jugée ne peut être présentée pour la première fois devant la Cour suprême . À titre de droit comparé, la jurisprudence française allait dans le même sens. Il en est ainsi lorsque la Cour de cassation française décidait que, ne s’agissant pas d’un moyen d’ordre public, l’autorité de la chose jugée ne pouvait être invoquée pour la première fois devant elle . En effet, les dispositions de l’article 97 du Code de procédure civile et commerciale tirent leur origine d’un Décret-loi du 30 octobre 1935 qui avait tenté de dissiper les multiples confusions et controverses jadis alimentées autour de la notion et du régime des fins de non-recevoir .Ce décret a assimilé le régime des fins de non-recevoir à celui des exceptions. Plusieurs justifications ont été avancées pour soutenir cette position.
Les considérations historiques permettent de démontrer que les limites n’ont pas toujours été nettement fixées entre les exceptions et les fins de non-recevoir. D’ailleurs celles-ci tirent leur origine de celles-là. Les fins de non-recevoir dont il est question ici tirent leur origine de ce que les romains appelaient plus généralement « exceptions péremptoires », du latin perimere qui signifie détruire. C’est plus tard que les auteurs de l’Ancien droit ont scindé la notion en distinguant les exceptions péremptoires de forme et les exceptions péremptoires de fond. C’est cette dernière catégorie qui a changé de dénomination pour devenir, de nos jours, fins de non-recevoir ; la première catégorie concernant ce que l’on appelle actuellement exception de procédure.
En outre, il est possible de trouver la justification de l’exigence de simultanéité et d’antériorité dans le souci d’éviter l’instrumentalisation de la justice. En effet, comme le reconnaissent certains auteurs , c’est dans le dessein d’éviter la chicane que le législateur a soumis les exceptions de procédure à un régime rigoureux, aménagé dans ses grandes lignes par le Décret de 1935. L’assimilation du régime de présentation des fins de non-recevoir à celui des exceptions de procédure fait écho à la division de l’instance en deux phases : la première destinée à régler tous les moyens de défense qui ne concernent pas le fond du débat et relatif aux exceptions, aux fins de non-recevoir ; la seconde réservée à l’examen au fond. Par l’exigence de la simultanéité, le législateur a voulu empêcher qu’un plaideur ait à soulever l’une après l’autre, les défenses qui n’ont pas trait au fond du litige dont est saisi le juge. L’exigence de l’antériorité vise quant à elle à respecter l’ordre normal de déroulement du procès. Les moyens relatifs aux exceptions de procédure et aux fins de non-recevoir ne concernent pas en réalité le fond du litige. Il est donc normal que le juge les traite avant l’examen du litige au fond. Cette conception semble ainsi justifiée à plusieurs égards. Elle présente cependant des limites qu’il faut exposer.
2 – Les limites de l’exigence légale d’une présentation in limine litis
L’assimilation légale du régime de présentation des fins de non-recevoir à celui des exceptions présente des insuffisances. En soumettant la présentation des fins de non-recevoir à la règle de l’antériorité et de simultanéité, le législateur a cru leur appliquer une mesure destinée à hâter la solution des procès. Il faut cependant noter que cette solution prête à des critiques. En effet, il n’est pas convenable de sacrifier aveuglement aux nécessités de la célérité des discussions souvent indispensables pour éviter de graves injustices . La position adoptée par l’article 97 du Code de procédure civile et commerciale présente ainsi des limites. D’une part, la soumission des fins de non-recevoir au même régime que les exceptions de procédure conduit à nier la distance qui existe entre ces deux moyens de défense. D’autre part, en procédant ainsi, la fin de non-recevoir perdrait son autonomie par rapport à ces dernières.
Les fins de non-recevoir méritent d’être distinguées des exceptions de procédure. En effet, la différence est nette. Ces deux moyens de défense se distinguent de par leurs objets et leurs effets. De par leurs objets, alors que les exceptions de procédure s’adressent contre l’acte de procédure, les fins de non-recevoir quant à elles s’attaquent au droit d’agir . Elles tendent à nier le droit d’agir du demandeur, tandis que les exceptions de procédure visent simplement à retarder le procès pour cause d’irrégularité de l’acte de procédure. Elles ont donc pour objet l’action en justice, pouvoir légal de s’adresser à la justice pour faire consacrer un droit ou un intérêt, contrairement aux exceptions qui ont pour objet la demande en justice, acte de procédure mettant en œuvre la faculté qu’exprime le concept d’action.
Les fins de non-recevoir se distinguent également des exceptions de procédure de par leurs effets. Certains auteurs reconnaissent par exemple que c’est beaucoup plus sur le terrain de leurs effets qu’elles se distinguent respectivement. Les différences portent sur leurs effets spécifiques. Les premières mettent fin au procès, tandis que les secondes en retardent simplement l’issue.
Soumises au même régime procédural que les exceptions de procédure, les fins de non-recevoir perdent leur particularité . Elles sont pourtant une catégorie autonome de moyen de défense . Elles puisent tant dans les exceptions de procédure que dans les défenses au fond. Ceci a fait dire à certains auteurs qu’elles ont un caractère hybride, voire mixte. Malgré cela elles gardent leur spécificité en ce sens que, contrairement à ces deux types de moyens de défense, elles s’attaquent au droit d’action. Leur régime procédural mérite ainsi de prendre en compte cette autonomie par rapport aux autres moyens de défense que sont les exceptions et les défenses au fond.
La jurisprudence trouve des difficultés à adopter une position unanime sur la question du moment de présentation du moyen consécutif à l’existence de l’autorité de la chose jugée. L’analyse des décisions de justice relatives à la question de la présentation des fins de non-recevoir montre qu’il existe une divergence de position. Deux positions contradictoires se dégagent de cette analyse. Bien qu’une partie de la jurisprudence semble partager l’option légale qui assimile le régime procédural des fins de non-recevoir à celui des exceptions de procédure, la majorité semble plutôt réticente et opte pour une solution contraire en assignant aux fins de non-recevoir le même régime que les défenses au fond. Il faut noter que cette dernière option ne donne pas entière satisfaction. Le régime des fins de non-recevoir ne doit être calqué ni sur celui des exceptions de procédure, ni sur celui des défenses au fonds. Les fins de non-recevoir méritent un régime de présentation qui leur est propre.
B – La consécration d’un régime propre à l’autorité de la chose jugée
Compte tenu de la particularité des fins de non-recevoir par rapports aux autres moyens de défense, il importe de leur reconnaitre un régime juridique spécifique. Il faudrait, d’une part, les soumettre à un régime de recevabilité en tout état de cause (1). Ce régime libéral peut conduire à des abus intolérable. La sanction d’une présentation tardive (2) peut pallier ce problème.
1 – La recevabilité en tout état de cause
L’obligation d’invoquer les fins de non-recevoir avant tout débat au fond a connu une résistance dès sa consécration. Pour éviter que certains moyens de défense traditionnellement qualifiés de fin de non-recevoir soient prématurément rejetés, les juges les ont disqualifiés de cette dernière catégorie, les assimilant d’une manière ou d’une autre à des défenses au fond. La jurisprudence a élaboré une distinction subtile entre les fins de non-recevoir de procédure soumises au régime de l’antériorité propre aux exceptions de procédure et les fins de non-recevoir liées au fond qui équivalent à de véritables défenses au fond. C’est dans ce sens qu’elle tend depuis longtemps à soustraire de ce régime la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité pour dire qu’elle peut être présentée en tout état de cause . Il en est de même pour celle tirée de l’autorité de la chose jugée .
La solution adoptée par la jurisprudence se justifie par le fait que la catégorie des fins de non-recevoir englobe souvent plusieurs défenses procédurales qui constituent en réalité de véritables défenses au fond . C’est dans ce sens qu’une jurisprudence relativement lointaine avait proclamé que la forclusion ne jouait ni pour la prescription, « moyen de défense au fond » , ni pour les fins de non-recevoir « tirées de l’article 340 du code civil » . Ces moyens de défense, au même titre que les fins de non-recevoir tirées du défaut de qualité et d’intérêt ou de l’existence d’une chose précédemment jugée sont assimilables aux défenses au fond. Pour cette raison, la jurisprudence trouve normal de leur appliquer le régime de la présentation en tout état de cause.
Le droit comparé semble s’affirmer en faveur de la solution selon laquelle les fins de non-recevoir en général peuvent être invoquées en tout état de cause. Cette proposition signifie que le plaideur qui entend se prévaloir d’une irrecevabilité pour cause de l’autorité de la chose jugée peut soulever cette fin de non-recevoir à toute phase de la procédure. Quelle que soit l’instance en cours, elle peut être invoquée tant qu’il est possible de conclure. Ainsi, il peut, par exemple, l’opposer pour la première fois en cause d’appel.
Une telle solution rejoint par exemple la position du droit français. En effet, après une longue résistance de la jurisprudence, le législateur français a dû revoir le régime procédural des fins de non-recevoir en général. Sous l’empire du Décret-loi du 30 octobre 1935 réaffirmé par une ordonnance du 23 décembre 1958, l’article 192 de l’Ancien code de procédure civile français imposait, comme actuellement en vigueur au Cameroun, que les fins de non-recevoir soient présentées avant tout débat au fond. Cette disposition a fait l’objet d’une vive résistance de la jurisprudence. Devant une telle situation, le législateur français est intervenu pour réformer le régime de présentation des fins de non-recevoir à travers un Décret du 20 juillet 1972. L’article 61 de ce décret reconnaissait déjà que « les fins de non-recevoir (pouvaient) être proposées en tout état de cause… » . Cette disposition est reprise par l’article 123 du Code de procédure civile actuellement en vigueur en France. Il est souhaitable que le législateur camerounais emboîte, sur ce point, le pas à son homologue français.
L’on peut trouver plusieurs justifications à l’adoption d’un régime de présentation de l’autorité de la chose jugée en tout état de cause. Il faut noter que la nature juridique de cette fin de non-recevoir peut corroborer cette proposition. Les considérations essentiellement processuelles permettent de dire que cette dernière est une fin de non-recevoir. Mais, elle n’est pas totalement détachée des questions de fond. L’effet de l’autorité de la chose jugée est certes toujours de nature processuelle, mais avec des répercussions importantes sur le droit substantiel, c’est-à-dire le fond du litige . Comme l’affirme Yvon Desdevises , elle apparaît comme un moyen de trancher au fond du litige. Compte tenu de cette réalité, il est normal d’admettre qu’elle soit, à l’instar des défenses au fond, présentée en tout état de cause.
La présentation des fins de non-recevoir en tout état de cause peut en outre être justifiée par les considérations de justice. En effet, il serait injuste de laisser poursuivre un procès alors que celui qui l’a initié n’a pas ou n’a plus le droit d’agir, au motif que son adversaire n’a pas soulevé cette cause d’irrecevabilité avant d’entamer le débat au fond. Admettre que le procès puisse continuer son cours en dépit de l’existence d’une cause d’irrecevabilité, aboutirait par exemple à méconnaitre l’institution de l’autorité de la chose jugée. Cette solution semble contraire aux fonctions que remplit l’autorité de la chose jugée. Cette dernière est justifiée par le respect dû aux décisions de justice et la nécessité sociale d’empêcher le recommencement infini des procès. En la soumettant à un régime rigide de présentation in limine litis, elle risque de ne pas être respectée et les décisions de justice perdraient de leur autorité. Pour éviter une pareille situation, il convient d’admettre qu’elle soit soulevée en tout état de cause.
L’on peut objecter que cette solution pourrait conduire à méconnaitre, d’une part, la distinction entre l’examen de la recevabilité et l’examen au fond de la demande et, d’autre part, la distinction entre fin de non-recevoir et défense au fond. Il convient de dire à ce propos que c’est plus l’effet des fins de non-recevoir qui commande une telle solution. Cette solution n’oblitère pas les spécificités des fins de non-recevoir par rapport aux autres moyens de défense. Cependant, pour éviter les abus dans la présentation du moyen consécutif à l’autorité de la chose jugée, il importe de proposer que l’auteur d’une présentation tardive soit sanctionné.
2 – La sanction d’une présentation tardive
La soumission de l’autorité de la chose jugée à un régime de présentation en tout état de cause peut favoriser des manœuvres dilatoires. Un plaideur peut s’abstenir par exemple de la soulever au début d’une instance pour retarder l’issue d’un procès défavorable. Invoquée tardivement, à l’occasion d’une instance, toute fin de non-recevoir pourrait être intolérable. En effet, comme l’affirme un auteur , le débat au fond pourrait s’avérer coûteux et inutile, alors même que l’action est irrecevable, tant que la partie intéressée n’a pas soulevé l’existence de la fin de non-recevoir. Il n’est donc pas normal de laisser impuni celui qui s’évertuerait retarder inutilement le procès. Cependant, la sanction mérite d’être conditionnée.
Il est souhaitable que le législateur camerounais subordonne, la sanction d’une présentation tardive à la réunion de certaines conditions. L’on peut s’inspirer du droit français à cet égard. En effet, l’article 123 du Code de procédure civile français réserve « la possibilité pour le juge de condamner (…) ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire » , de soulever les fins de non-recevoir. Deux conditions méritent ainsi d’être observées. Il ne suffit pas que la fin de non-recevoir soit soulevée tardivement, encore faut-il que le retard soit lié à une intention dilatoire. En effet, toute présentation tardive d’une fin de non-recevoir n’est pas préjudiciable . La tardiveté pourrait par exemple être liée à la difficulté de découvrir l’existence de la fin de non-recevoir. Il peut arriver qu’initialement engagée, l’instance ne puisse faire découvrir l’existence de la cause d’irrecevabilité et que cette dernière se révèle en cours d’instance. Il ne serait donc pas judicieux de sanctionner celui qui présente une fin qui se serait révélée alors que les parties auraient déjà conduit la procédure à un certain niveau.
En plus du caractère tardif, il faut qu’il y ait une intention dilatoire de la part de celui qui soulève la fin de non-recevoir en question. L’intention dilatoire signifie une volonté de faire traîner le procès en longueur. Le justiciable cherche par là à retarder inutilement le cours du procès dans le but de nuire à son adversaire. La cause de la fin de non-recevoir doit être connue de son auteur et celui-ci doit être en mesure de la proposer.
La question qui pourrait se poser est celle de savoir à partir de quel moment peut-on dire qu’une fin de non-recevoir a été soulevée de manière tardive. Mieux encore, comment déterminer l’intention dilatoire ? Il faut noter à cet égard que la mesure de la tardiveté ou du dilatoire est une question relative . L’on peut trouver une réponse satisfaisante à cette question dans la jurisprudence française. La deuxième chambre de la Cour de cassation française a par exemple décidé à deux reprises qu’il s’agit là d’une question laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond.
Après avoir déterminé les conditions de la sanction du dilatoire, il faudra en délimiter l’étendue. Plus clairement, il s’agit de déterminer le type de sanction susceptible d’être prononcée lorsqu’il y a usage du dilatoire dans la présentation de l’autorité de la chose jugée. Cette question est digne d’intérêt, car le droit en général, et la procédure civile en particulier, connaît plusieurs types de sanctions . Toutes les sanctions ne sont pas envisageables.
L’on pourrait être tenté d’opposer une irrecevabilité à l’auteur d’une présentation tardive de l’autorité de la chose jugée. Cependant, cette solution hâtive ne mérite pas d’être retenue. Compte tenu des fonctions et des finalités sociales auxquelles est destinée l’autorité de la chose jugée, il ne serait pas judicieux que le juge écarte une fin de non-recevoir au motif qu’elle a été soulevée tardivement . Le juge devra la retenir, si elle est établie, malgré la tardiveté, tout en envisageant de sanctions appropriées.
La sanction pécuniaire semble être appropriée à cet effet. La question de savoir à qui profiterait une telle sanction peut se poser. Pour y répondre, il convient de dire que la tardiveté peut s’avérer préjudiciable, non seulement pour l’adversaire, mais aussi pour l’institution judiciaire tout entière. Tout procès nécessite d’importants moyens financiers. Des mesures d’instructions coûteuses peuvent par exemple avoir été engagées, alors que le procès était d’emblée voué à l’échec. De ce point de vue, le créancier des dommages-intérêt pour cause de proposition tardive d’une fin de non-recevoir serait, non seulement l’adversaire, mais aussi l’institution judiciaire dans son ensemble.
Le plaideur qui subit, de la part de son adversaire, un préjudice du fait d’une proposition tardive d’une fin de non-recevoir peut se voir allouer des dommages-intérêts. D’ailleurs, c’est dans ce sens qu’abonde le législateur français. En effet, l’article 123 du Code de procédure civile français prévoit la possibilité de condamner l’auteur d’une proposition tardive d’une fin de non-recevoir à des dommages-intérêts.
En plus de la condamnation à des dommages-intérêts, celui qui se prévaut tardivement d’une fin de non-recevoir à des fins dilatoires peut être condamné à une amende civile. Le droit français offre également à ce propos une voie qu’il est possible d’emprunter. Un décret français intervenu en 2005 a modifié l’article 32 du Code de procédure civile en prévoyant une condamnation à une amende civile contre celui qui agit de manière dilatoire ou abusive. Cette amende civile se justifie par le fait que le dilatoire peut faire subir des préjudices à l’État qui organise le service public de la justice. L’organisation de ce service de la justice a un coût. Il n’est pas normal qu’un plaideur fasse supporter à l’Etat des dépenses du fait de son initiative dilatoire.
L’on constate ainsi que la sanction du dilatoire est calquée sur celle de l’abus du droit d’agir en justice . Le plaideur qui agit de manière dilatoire ne doit cependant pas être confondu avec celui qui agit de manière abusive . Certes, il arrive qu’une condamnation pour abus de procédure soit prononcée au motif que le plaideur ne cherche qu’à obtenir des délais . Les manœuvres dilatoires constituent un concept autonome assorti de sanctions spécifiques. Avec ces manœuvres, c’est moins le droit d’agir qui est sanctionné que le comportement procédural du plaideur, à travers l’accomplissement des actes de procédure .
Conclusion
En guise de conclusion, il faut noter que l’évolution jurisprudentielle de la Cour suprême du Cameroun semble réconforter la position de la CCJA, qui affirme le caractère d’ordre public de l’autorité de la chose jugée. Cependant, il ne faudrait pas généraliser une telle tendance. Il apparait que l’autorité de la chose jugée est initialement destinée à protéger les intérêts privés, même si elle constitue également une arme efficace de police processuelle. Il importe de proposer que toute orientation du régime procédural de l’autorité de la chose jugée ou des fins de non-recevoir en général devra prendre en compte les fonctions qu’elles assurent. Il faudrait avoir en esprit le fait que les fins de non-recevoir, en général, et l’autorité de la chose jugée, en particulier, assurent non-seulement la protection du défendeur, mais assurent aussi l’intérêt de tout l’appareil judiciaire. La mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée devra assurer l’équilibre entre ces intérêts en présence. Elle devra, en définitive, ménager les principes directeurs du procès civil.
Léon HOUNBARA KAOSSIRI
Assistant,
Faculté des Sciences Juridiques et Politiques, Université de Ngaoundéré (Cameroun)
Revue de l’ERSUMA: Droit des affaires – Pratique Professionnelle, N° 6 – Janvier 2016, Etudes.