Doctrine OHADA

L’infraction d’atteinte au patrimoine des Entreprises publiques et Parapubliques dans l’espace OHADA

Dr. KENGUEP Ebénézer
Chargé de cours à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques Université de Douala
Et
FOKOU Eric
Doctorant Faculté des Sciences Juridiques et Politiques Université de Douala

Le droit pénal des affaires reste encore, en dépit des prémices d’une construction législative, largement embryonnaire dans l’espace OHADA . Cette construction inachevée rend encore plus complexe la mise en œuvre de la lutte contre la délinquance en col blanc, entrave considérable à la promotion d’une éthique des affaires, idéal de plus en plus recherché dans l’assainissement du climat sans cesse vicieux des affaires au sein de l’espace communautaire. Cette difficulté voire ce défi sécuritaire est d’autant plus rédhibitoire que le processus d’incrimination ainsi que de la répression reste déjà assez complexifié par la décomposition de l’élément légal des infractions, embrigadé entre le droit communautaire et le droit pénal national. En effet, tandis que l’incrimination relève de la compétence du législateur communautaire, la sanction quant à elle reste l’apanage du législateur de chaque Etat membre avec toutes les subséquences et contingences socio-politico-économiques que cela engendre. Cet état de fait et de droit somme toute lacunaire a donc fait naître indirectement une désuniformisation voire une inefficacité de la politique pénale loin de l’uniformité et de la sécurité juridiques souscrites et escomptées par les Etats membres au traité fondateur . La disparité des sanctions voire le presque silence répressif de certains législateurs nationaux restant comme une épée de Damoclès qui laisse directement planer le risque d’une balkanisation de la politique répressive dont les épines tentaculaires laissent poindre à l’horizon des pays refuges mieux des paradis pénaux et inversement des enfers pénaux à l’échelon communautaire.

L’infraction d’atteinte au patrimoine des sociétés commerciales d’Etat constitue sans conteste un paradoxe révélateur du conflit sans doute délétère de qualification voire de loi pouvant ainsi naître aussi bien à la constatation qu’à la répression de celle-ci. Comme en témoigne le droit camerounais, les poursuites engagées depuis plus d’une décennie dans l’espace OHADA contre les dirigeants des sociétés commerciales d’Etat ont donné lieu à une acerbe polémique autour de la véritable qualification de cette infraction et surtout du droit pénal applicable. En effet, ayant pris acte de ce que l’assainissement de l’environnement des affaires doit transiter par une lutte effrénée et drastique contre toute forme de prévarication dans tous les secteurs de l’économie, les législateurs nationaux et communautaire ont aussitôt pris, chacun à sa mesure, le taureau par les cornes. Ce qui s’est traduit notamment au Cameroun et dans la quasi-totalité des Etats membres de l’OHADA à travers le renforcement sous le couvert de la protection des biens et des deniers publics du dispositif répressif de l’infraction d’atteinte au patrimoine des entreprises publiques et parapubliques . Au niveau régional, le législateur communautaire a quant à lui et comme par conventionnalisme incriminé tout acte constitutif d’abus de biens et du crédit d’une société commerciale sous la bannière de l’article 891 de l’Acte Uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique (AUDSCGIE) dont les dispositions rappellent à maints égards l’esprit du droit commercial français . Ce faisant, l’incertitude restait vivement entière quant à la soumission des entreprises commerciales d’Etat au régime des sociétés commerciales tel que configuré par l’AUDSCGIE sans égard aux dispositions législatives et réglementaires antérieures ou postérieures leur conférant un statut particulier . Une incertitude qui se pose donc tout singulièrement quant à l’inculpation des auteurs d’atteinte au patrimoine desdites entreprises notamment pour ce qui est de la qualification de cette infraction. Au fait quel est le droit pénal applicable en cas d’atteinte par un dirigeant social au patrimoine d’une entreprise publique ou parapublique ? S’agit-il d’un détournement de biens publics ou d’un abus de biens sociaux ? Des questionnements qui conduisent logiquement à s’intéresser à l’épineux écueil du régime juridique des sociétés commerciales d’Etat quant à savoir si elles sont assujetties ou non à l’AUDSCGIE ou si elles ne le sont pour le moins qu’en partie. Car bien qu’étant des entreprises commerciales devant être soumises aux dispositions de cet AUDSCGIE au sens de son article 1er, il n’en demeure pas moins vrai que ces sociétés commerciales d’Etat demeurent sous l’égide des dispositions législatives et réglementaires auxquelles elles étaient assujetties aux termes de l’article 916 du même Acte Uniforme. Deux tendances s’affrontant non sans raison à ce sujet.

La première, dite nationaliste plaide pour l’application du droit pénal national et la seconde, dite communautariste milite en faveur de l’application du droit pénal OHADA tel que issu notamment de l’article 891 de l’AUDSCGIE (I). La solution de cette controverse à enjeu répressif considérable doit cependant passer par un compromis entre le droit pénal national et le droit pénal communautaire. L’infraction de détournement des biens publics pouvant être punie des peines criminelles alors que celle d’abus des biens sociaux n’est punie que de simples peines délictuelles (II).

I- L’INELUCTABLE CONTROVERSE AUTOUR DE LA QUALIFICATION PENALE

La controverse autour de la qualification de l’infraction d’atteinte au patrimoine des entreprises publiques et parapubliques est sans nul doute accentuée en droit camerounais par les dispositions de l’alinéa 1 de l’article 108 de la loi n° 99/016 du 22 décembre 1999 portant statut général des établissements publics et des entreprises du secteur public et parapublic qui reprend en substance les dispositions de l’article 891 de l’AUDSCGIE mais en la soumettant étonnement plutôt aux sanctions de l’article 184 du Code pénal sans considération aucune du critère de minorité ou de majorité au capital social de l’Etat . Ainsi, pour la tendance nationaliste, les auteurs d’une telle infraction doivent être poursuivis pour détournement des biens publics (A). Ce qui n’est pas de l’avis des communautaristes pour qui cette infraction doit être qualifiée d’abus des biens sociaux (B).

A- La qualification de détournements des biens publics

L’Etat reste une entité souveraine. De l’avis des partisans de l’application du droit pénal national, il a le droit et le devoir de protéger vigoureusement son patrimoine, où qu’il se trouve et en quelque proportion qu’il soit (2). De la sorte, toute atteinte au patrimoine d’une société dans laquelle il serait actionnaire demeure constitutive d’un détournement des biens publics (1).

1- Les éléments constitutifs du détournement des biens publics

L’infraction de détournement des biens publics suppose pour sa constitution quelques conditions préalables. Lesquelles sont relatives notamment à la nature des biens en cause et leur appartenance à l’Etat entendu au sens large. Ainsi, si le détournement peut porter autant sur les biens mobiliers qu’immobiliers , corporels ou incorporels au sens de l’article 184 du Code pénal camerounais, ils doivent impérativement relever du patrimoine de l’Etat en vertu d’un droit ou d’un titre. Ils peuvent aussi bien relever du domaine public que du domine privé de l’Etat. Il n’est donc pas nécessaire que l’Etat soit le véritable propriétaire, la simple détention ou possession suffit. Il peut même arriver que lesdits biens lui soient destinés ou tout simplement promis. C’est le cas par exemple des biens privés devenus publics par affectation à l’utilité publique ou des biens futurs devant intégrer le patrimoine de l’Etat. Sont en revanche exclus du champ des biens publics les choses res nullius ou encore res derelictae .

En droit pénal camerounais, le détournement des biens publics constitue une infraction intentionnelle requérant les conditions de l’article 74 alinéa 2 du Code pénal aux termes duquel « Est pénalement responsable celui qui volontairement commet les faits caractérisant les éléments constitutifs d’une infraction avec l’intention que ces faits aient pour conséquence la réalisation de l’infraction ». Mais pendant longtemps, l’intention était présumée notamment dès lors que la mise en demeure du dirigeant social de restituer les biens détournés demeurait infructueuse. Dans cette optique de présomption irréfragable de détournement, la jurisprudence rejetait systématiquement tous les moyens de défense tels le vol avec ou sans effraction, force majeure ou déficit de caisse etc. Cependant, la Cour suprême dans un arrêt de principe du 15 avril 1976 est venue remettre en cause cette posture jugée trop rigide lorsqu’il précise les éléments constitutifs du détournement des biens publics en martelant sans équivoque que : « L’intention criminelle constitue l’un des éléments constitutifs de l’infraction qualifiée crime ou délit de détournement ». Ce qui signifie a contrario qu’en l’absence d’intention, il s’agit tout simplement d’un déficit de caisse.

Pour ce qui est des actes matériels du détournement des biens publics, aux termes de l’article 184 du Code pénal camerounais, ils résident aussi bien dans le fait d’obtenir que de retenir frauduleusement tout bien mobilier appartenant ou destiné à l’Etat, à une coopérative, à une collectivité locale ou établissement administratif, industriel ou commercial sous tutelle administrative de celui-ci et où il détient directement ou indirectement la majorité du capital social. Pour la doctrine, les dispositions de cet article semblent incomplètes car il faudrait inclure comme pour l’article 318 relatif au vol simple la soustraction. En réalité, les techniques fomentées par les fonctionnaires et certains particuliers pour porter atteinte aux biens publics sont d’inspiration diverse et multidimensionnelle. Il s’agit entre autres, de l’usage de fausses quittances, de fausses factures, de faux états de salaires et des sociétés écrans, le détournement de mandats publics, la surfacturation des biens et services livrés à l’Etat, les dons fictifs et abusifs, renouvellement des contrats administratifs sans appel d’offre, attribution des marchés publics fictifs, fractionnement des marchés publics, organisation systématique des déficits de caisse. Comme on peut le constater, les méthodes de détournement des biens publics constitutifs de l’élément matériel de cette infraction rappellent à quelques égards celles de l’abus des biens sociaux surtout si les biens détournés relèvent du patrimoine d’une société commerciale d’Etat. Ce que défendent énergiquement les partisans de l’application du droit pénal national lorsqu’une telle infraction est consommée par un dirigeant social.

2- L’argumentaire nationaliste

L’un des risques que fait courir la décomposition mieux l’éclatement de l’élément légal des infractions d’affaires aux Etats membres reste l’effacement de la souveraineté nationale au profit d’un droit supranational ne garantissant pas vigoureusement ou forcément le respect ni des principes fondamentaux ni des fonctions primaires du droit pénal national ou encore moins des prérogatives de puissance publique traditionnellement reconnues aux personnes morales de droit public. L’Etat étant naturellement très jaloux de sa souveraineté et de son patrimoine, il serait difficilement acceptable à l’aune de ses pouvoirs exorbitants de droit commun de soumettre celui-ci au même régime de protection que celui des entreprises privées détenues par les particuliers. Ainsi, pour les défenseurs de la cause nationaliste que l’on pourrait autrement qualifier de souverainistes, le droit pénal national demeure le seul applicable en présence d’une atteinte aux biens d’une entreprise publique ou d’économie mixte soit-il par un mandataire social. Ceci pour au moins trois raisons.

De prime abord, la nature même des biens des entreprises publiques et parapubliques constitue à suffisance un justificatif pour que soit appliquée au dirigeant social coupable d’une telle infraction la qualification de détournement des biens publics. L’Etat étant ici l’actionnaire unique notamment pour ce qui est des sociétés publiques et donc le propriétaire des biens en cause, ou encore un copropriétaire en ce qui concerne les sociétés d’économie mixte. Le critère de la minorité ou de la majorité au capital social étant subsidiaire dans ce dernier cas et l’impératif catégorique étant par-dessus et avant tout une protection effective et entière du patrimoine de l’Etat dans toutes ses composantes indépendamment de la proportion et où qu’il se trouve. Bref, la préservation de l’intérêt public doit primer sur toute autre considération juridique.

Ensuite, l’article 8 de la loi camerounaise n° 99/016 du 22 décembre 1999 portant statut général des établissements publics et des entreprises du secteur public et parapublic dispose en son alinéa 1 que « Le suivi de la gestion et des performances des établissements publics administratifs et les entreprises du secteur public et parapublic est assuré par le Ministère chargé des finances » et le ministre des finances peut aux termes de l’article 9 demander un audit externe de toute entreprise du secteur public et même parapublic notamment lorsque l’Etat détient ici au moins 25 % du capital social.

En outre, les dispositions de l’article 916 de l’AUDSCGIE aux termes duquel « le présent Acte Uniforme s’applique aux sociétés soumises à un régime particulier sous réserves des dispositions législatives ou réglementaires auxquelles elles sont assujetties » constitue indéniablement une dérogation à l’article 1er du même Acte Uniforme ainsi qu’une démarcation d’avec l’article 10 du Traité OHADA même s’il faut reconnaitre que sa portée dérogatoire a été quelque peu diluée avec la récente reforme de cet Acte Uniforme .

Enfin, aux dires des souverainistes, l’Etat accorde habituellement des subventions aux sociétés commerciales d’Etat, ce qui par apriorisme confère aux biens desdites entreprises une nature quasiment sinon purement publique. L’infraction de détournement des biens publics doit donc être retenue à chaque fois que les biens en cause appartiennent en tout ou en partie à une personne publique détenant directement ou indirectement des actions ou des parts sociales dans une entreprise commerciale recevant des subventions à caractère public.

L’argumentaire nationaliste ne doit cependant pas occulter la posture des communautaristes plus défendable pour qui une telle infraction doit être qualifiée d’abus des biens sociaux.

B- La qualification d’abus des biens sociaux

L’examen de la thèse communautariste (1) conditionne d’analyser les éléments constitutifs de l’infraction d’abus des biens sociaux (2).

1- L’argumentaire communautariste

Pour la tendance communautariste, seul le droit pénal OHADA reste applicable aux dirigeants des sociétés commerciales d’Etat ayant porté atteinte au crédit et aux biens sociaux. Au soutien de cette thèse, plusieurs arguments sont présentés.

Tout d’abord, l’article 1er de l’AUDSCGIE dispose formellement que : « Toute société commerciale, y compris celle dans laquelle un Etat ou une personne morale de droit public est associé, dont le siège social est situé sur le territoire de l’un des Etats parties au Traité relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique est soumise aux dispositions du présent Acte uniforme ». Ainsi, point n’est besoin de s’interroger sur le régime mieux le droit, soit-il pénal, applicable aux sociétés publiques et parapubliques du moment où celles-ci sont des entreprises commerciales domiciliées dans l’espace OHADA. Elles sont de ce fait, naturellement assujetties au droit des sociétés commerciales tel que paramétré par l’AUDSCGIE. L’infraction d’atteinte au patrimoine des sociétés commerciales d’Etat devrait donc en principe être qualifiée d’abus des biens sociaux conformément aux dispositions de l’article 891 de l’Acte Uniforme susvisé.

Ensuite, l’article 10 du traité OHADA dispose que « Les Actes uniformes sont directement applicables et obligatoires dans les Etats parties nonobstant toute disposition contraire de droit interne, antérieure ou postérieure ». C’est donc observer que l’application du droit pénal OHADA des affaires doit primer sur toute disposition de droit interne et donc du Code pénal du fait non seulement du caractère obligatoire et supranational des Actes Uniformes mais surtout de la portée abrogatoire de ceux-ci dont les dispositions de l’article 10 précité constitue le socle. Forts de ces arguments non moins poignants, les défenseurs de la tendance communautariste postulent non sans raison que les dirigeants des sociétés commerciales d’Etat coupables d’atteinte au patrimoine social devraient être poursuivis pour abus de biens sociaux et non pour détournement des biens publics comme le professe la thèse nationaliste. Cette argumentation au fondement juridique certain conditionne de s’appesantir un temps soit peu sur les éléments constitutifs de cette infraction communautaire.

2- Les éléments constitutifs de l’abus des biens sociaux

L’infraction d’abus des biens sociaux anciennement qualifiée d’abus de confiance requiert pour sa consommation la réunion d’un élément moral et d’un élément matériel dont le contenu est circonscrit en substance par les dispositions de l’article 891 de l’AUDSCGIE aux termes duquel « Encourent une sanction pénale le gérant de la société à responsabilité limitée, les administrateurs, le président directeur général, le directeur général, le directeur général adjoint, le président de la société par actions simplifiée, l’administrateur général ou l’administrateur général adjoint qui, de mauvaise foi, font des biens ou du crédit de la société, un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles, matérielles ou morales, ou pour favoriser une autre personne morale dans laquelle ils sont intéressés, directement ou indirectement ».

Au sens des dispositions de l’article 891 précité, l’élément moral de l’abus des biens sociaux est double. Elles font justement référence à la mauvaise foi de l’auteur qui a agi contrairement à l’intérêt social ou conformément à son intérêt personnel selon qu’il s’agisse d’un dol général ou d’un dol spécial. La mauvaise foi désigne ici l’intention frauduleuse ou les manœuvres et réticences dolosives même indéterminées orchestrées par le dirigeant social avec la conscience et la connaissance du caractère préjudiciable à la société de l’acte ou de l’omission qu’il commet. Elle doit s’apprécier au jour de la commission de l’acte ou de l’omission. L’acte de commission ou d’omission doit ainsi de surcroit avoir profité de quelque façon que ce soit au dirigeant social dont l’intérêt personnel est expressément visé. Cet intérêt personnel peut être dual, direct et indirect. L’article 891 précité vise en effet autant un usage à des fins personnelles que du favoritisme à l’endroit d’une personne physique ou morale débouchant sur la réalisation ou la perspective indue de profit pécuniaire ou d’avantages d’ordre professionnel. L’intérêt personnel est direct lorsque le dirigeant bénéficie notamment au détriment de la société d’avantages matériels particuliers à quelques titres que ce soit. Il est indirect lorsque le bénéficiaire des agissements répréhensibles a des intérêts économiques communs voire familiers avec l’auteur de l’infraction.

Quant à l’élément matériel de l’infraction d’abus des biens sociaux, les agissements incriminés par le législateur sont tous caractérisés par un usage des biens et du crédit contraire à l’intérêt social. Tout comme pour le détournement des biens publics, les biens visés peuvent être mobiliers, immobiliers, corporels ou incorporels, dûment inventoriés et constatés par les documents comptables ou non, à condition qu’ils soient destinés ou affectés à l’intérêt social. En ce qui concerne le crédit social, il se définit par la surface financière qui se rattache à la société eu égard à son capital, sa solvabilité, sa crédibilité, sa notoriété financières voire sa capacité à mobiliser des financements et à constituer des sûretés réelles ou personnelles à l’instar des gages, nantissements, hypothèques, des cautionnements, des garanties à premier ordre et des lettres d’intention. Toujours est-il que l’usage fait par le dirigeant doit être contraire à l’intérêt social.

Par usage des biens et du crédit, il faut entendre toute utilisation qui en est faite ou l’accomplissement par le dirigeant ou le mandataire social au nom de la société d’actes d’administration ou de gestion (crédit, avance, bail, location, acquisition, fusion etc.) et d’actes de disposition (aliénation, scission, cession, donation, emprunt, gage, nantissement, cautionnement etc.). Grosso modo, l’usage ici consiste aussi bien en des actes de commission que d’omission ou d’abstention. La jurisprudence notamment française considère en effet comme faits délictueux une abstention volontaire d’accomplir un acte normal de gestion en sanctionnant par exemple un dirigeant qui s’est abstenu de réclamer le paiement des fournitures livrés à une société dans laquelle, il est directement intéressé .

Quoiqu’il en soit, l’usage incriminé doit être contraire à l’intérêt social. Il n’est donc répréhensible que lorsqu’il est ou devient effectivement préjudiciable à la société. L’appréhension de la notion d’intérêt social n’est cependant pas toujours aisée et recèle parfois une part d’incertitude du fait de son élasticité. Ainsi doit-on toujours considérer une faute de gestion comme contraire à l’intérêt social ? Il semble plus judicieux de répondre par la négative car tout acte de gestion même normal comporte des risques voire une dose d’incertitude dans ses résultats et ce serait récriminer voire réprimer tout esprit d’initiative et d’entrepreneuriat devant habiter tout chef d’entreprise que de répondre par l’affirmative. En revanche, doit être considéré comme contraire à l’intérêt social tout engagement souscrit par un mandataire social exposant la société à un risque anormalement élevé sans perspective de contrepartie ou de profit économique aucune. Les caractères injustifié, anormal, déraisonnable, abusif, illicite et non-lucratif de l’acte de gestion considération faite du contexte économique doivent donc présider à la caractérisation de l’infraction. Toutefois, il reste notoire que l’intérêt social demeure distinct de l’intérêt des associés et surtout que l’assentiment des associés, du conseil d’administration ou plus généralement de l’assemblée générale n’occulte pas ou encore moins n’efface en rien le caractère délictueux des actes abusifs des biens sociaux et n’endigue pas subséquemment les poursuites pénales contre leurs auteurs. De même, une fois consommée, la restitution des fonds ou le règlement du prix des biens ne déteint pas sur le délit après la mise en mouvement de l’action publique.

Comme on peut le constater, l’argumentaire nationaliste ou communautariste ne manque pas de poids relativement à l’application du droit pénal national ou du droit pénal communautaire mieux l’inculpation pour détournement des biens publics ou pour abus des biens sociaux des dirigeants ayant porté atteinte au patrimoine des entreprises publiques ou parapubliques au sein de l’espace OHADA. L’enjeu étant considérable du point de vue de la répression de l’infraction.

II- ENJEU REPRESSIF ET SOLUTION AU CONFLIT DE QUALIFICATION

Si la controverse autour de la qualification pénale de l’infraction d’atteinte au patrimoine des sociétés commerciales d’Etat trouve son leitmotiv dans la disparité et le déséquilibre des peines applicables à l’échelon national et communautaire au détournement des biens publics et à l’abus des biens sociaux (A), sa solution reste tout de même possible et convenable par le truchement d’une appréciation conciliatoire et non conflictuelle de critères économiques objectifs de qualification (B).

A- L’enjeu répressif de la qualification pénale

A l’analyse, les sanctions consacrées pour l’infraction communautaire d’abus des biens sociaux restent nettement souples (1) à l’opposé de celles prévues pour le détournement des biens publics manifestement plus drastiques (2).

1- La souplesse des sanctions de l’abus des biens sociaux

Au commencement et à la motivation première de la thèse communautariste, l’abus des biens sociaux ne constitue qu’une infraction punie des peines délictuelles. Ce qui explique aisément la protestation énergique de ses partisans généralement issus de la défense (avocats, prévenus, coauteurs, complices et leurs proches) compte tenu non seulement de la souplesse des peines encourues à ce titre mais aussi de façon non négligeable de la grille limitative de personnes punissables.

En effet, aux termes de l’article 9 de la loi n° 2003/008 du 10 juillet 2003 portant répression des infractions contenues dans certains Actes Uniformes OHADA, encourt une peine d’emprisonnement de 1 à 5 ans ainsi qu’une amende de 2 000 000 à 20 000 000 de F CFA tout dirigeant qui se rend coupable du délit d’abus des biens et du crédit de la société . A ces sanctions pénales, s’ajoutent traditionnellement les sanctions civiles dérivées de l’action civile dont le fondement réside dans l’article 1382 du Code civil. Cette action peut être exercée à l’exclusion des tiers et des créanciers sociaux à titre principal par la société et accessoirement par un ou plusieurs associés lésés par les faits délictueux à la condition d’établir un dommage, un lien de causalité et surtout un intérêt direct. S’agissant de la prescription, conformément aux principes généraux du droit pénal, l’infraction d’abus des biens sociaux se prescrit par 3 ans. La computation des délais de la prescription de l’action publique commence au jour où l’abus a été commis s’agissant d’une infraction instantanée. Mais rien ne fait obstacle à la jurisprudence considération faite de la nature spécifique de l’infraction, des manœuvres dissimulatrices et dilatoires du délinquant de fixer le point de départ au jour de la découverte de l’abus ou à celui où les associés ou en général les contrôleurs de la gestion sociale étaient en mesure de le connaitre . L’action publique peut alors être engagée par le ministère public ou toute personne ayant un intérêt légitime.

Relativement aux personnes punissables, sont visées, les auteurs principaux ainsi que les coauteurs et les complices. Sont ainsi la cible des sanctions à titre principal, le gérant de la SARL, les administrateurs, le président directeur général, le directeur général, le président de la SA simplifiée, l’administrateur général de la SA ainsi que leurs adjoints. Pour la doctrine majoritaire, cette énumération n’est aucunement exhaustive . Car il est fort regrettable que les dispositions de l’article 891 AUDSCGIE n’aient pas visé les dirigeants de fait encore appelés dirigeants sans titre légal à l’instar des associés qui dans les faits exercent officieusement et effectivement un véritable pouvoir de direction sur l’activité sociale et les dirigeants sociaux en vertu de leur mandat économique. Le législateur français ayant au contraire visé expressément ceux-ci aux termes de l’article L 431 de la loi n° 66/537 du 24 juillet 1966. Aussi, devraient entrer dans la ligne de mire du législateur pénal communautaire tout dépositaire d’un mandat social, soit-il apparent sans considération de la détention d’un véritable pouvoir de direction ou d’administration. Il serait donc de l’intérêt supérieur de la société de cibler comme éventuels et potentiels auteurs principaux tout mandataire social même de fait à l’instar des dirigeants proprement dits, des salariés, des commissaires aux comptes, des associés, des administrateurs etc.

Cependant, en attendant une telle réforme législative, peuvent être poursuivi à titre de complicité ou de coaction tout commissaire aux comptes ou salarié ayant participé ou concouru à la réalisation de l’infraction tels le chef comptable, le directeur administratif et financier, le directeur commercial etc. A titre de rappel, la cessation de fonctions d’un dirigeant ne le met pas à l’abri de poursuites pénales sauf prescription extinctive.
Comme il est loisible de le noter, les peines délictuelles réprimant l’abus des biens sociaux sont plus clémentes et la grille des personnes pouvant faire l’objet de poursuites est relativement limitée aux mandataires sociaux contrairement à l’infraction de détournement des biens publics dont la peine maximale peut être criminelle et qui vise indifféremment toute personne indépendamment de sa qualité.

2- La sévérité de la répression du détournement des biens publics

Le détournement des biens publics est une infraction pouvant être qualifiée de délit ou de crime selon la fourchette de la valeur des biens objet du détournement. C’est sans nul doute cette nature criminelle qui explique à suffisance la réaction virulente des nationalistes qui plaident en faveur la rétention d’une telle qualification et donc de la sévérité pénale eu égard surtout aux sommes faramineuses souvent l’objet d’abus dans les sociétés commerciales d’Etat. Cette lourdeur des peines réprimant une telle infraction reste ainsi tributaire de la qualification délictuelle ou criminelle des faits répréhensibles et demeure aussi visible quant à la panoplie des personnes punissables.

En effet, il ressort en substance des dispositions de l’article 184 alinéa 1 du Code pénal camerounais cette distinction criminelle et délictuelle de l’infraction de détournement des biens publics. Aux termes de l’alinéa 1 a de cet article, l’infraction est criminelle au cas où la valeur des biens détournés excède 500 000 F CFA et le criminel encourt ipso facto une peine d’emprisonnement à vie. Il en est de même lorsque cette valeur est supérieure à 100 000 F CFA et inférieure ou égale à 500 000 F CFA en conséquence de quoi le criminel encourt cette fois un emprisonnement de 15 à 20 ans. Par contre, l’infraction est simplement délictuelle lorsque la valeur des biens détournés est égale ou inférieure à 100 000 F CFA et le délinquant est puni d’une peine d’emprisonnement de 5 à 10 ans. Comme pour accentuer la rigidité pénale tant clamée, l’alinéa 2 de l’article 184 susmentionné prescrit impétueusement que « Les peines édictées ci-dessus ne peuvent être réduites par admission de circonstances atténuantes respectivement au-dessous de 10 ans, 5 ou de deux ans et le sursis ne peut en aucun cas être accordé », respectivement pour les deux premières variantes de l’infraction qualifiées de crime et la troisième qualifiée de délit. Dans la même optique, l’alinéa 3 fixe également les minima légaux à 5, 2 et 1 an d’emprisonnement en cas de cumul d’excuses atténuantes ou d’excuses atténuantes et de circonstances atténuantes conformément à l’article 87 alinéa 2, le sursis ne pouvant être accordé qu’en cas de minorité. En outre, les peines accessoires doivent être prononcées telles la confiscation obligatoire du corpus delicti de l’article 35 du Code pénal , les déchéances quinquennales au minimum et décennales au maximum de l’article 30 ainsi que la publication obligatoire du jugement aux termes de l’alinéa 5 de l’article 184 susvisé.

Quant aux personnes punissables, l’article 184 précité fait usage du terme générique « quiconque ». La répression vise ainsi toute personne s’étant rendu coupable de détournement des biens publics sans distinction de sa qualité ni de sa nationalité.

Dissuasives et intimidatrices à première vue, les sanctions assez hargneuses du détournement des biens publics qui ciblent indifféremment l’ensemble du corps social tout azimuts à l’inverse de la répression de l’abus des biens sociaux paraissent a posteriori très inefficaces voire contreproductives, l’amplification mieux l’hypertrophie du fléau de détournement des biens publics dans les entreprises publiques et parapubliques restant amèrement inquiétante au Cameroun et par extrapolation en Afrique. Preuve qu’à l’époque moderne la dissuasion et l’intimidation ne suffisent pas toujours à prévenir la criminalité encore moins à éradiquer la délinquance en col blanc. Les prédateurs des biens publics ou sociaux attendant souvent impatiemment la fin de leur séjour carcéral pour profiter de leur butin entre temps géré par des proches, des complices embusqués ou tout simplement des prête-noms. Le droit pénal moderne notamment des affaires devant repenser et révolutionner sans cesse sa fonction prophylactico-rééducatrice compte tenu de la concoction par les délinquants d’affaires des supercheries et stratégies criminelles de plus en plus offensives, complexes, subtiles et téméraires.

Si les peines encourues constituent le principal motif de la controverse autour de la qualification ou encore du droit pénal applicable au prévenu d’atteinte au patrimoine des entreprises commerciales d’Etat au sein de l’espace communautaire, sa résolution ne relève pas pour autant d’une chimère.

B- Solution au conflit

Pour solutionner de façon crédible ce potentiel conflit de qualification voire de loi, il convient de distinguer les entreprises publiques (1) des entreprises parapubliques (2).

1- Pour les entreprises publiques

L’unanimité doctrinale ne s’est jamais faite autour de la définition de la notion d’entreprise publique. La doctrine notamment française dans ses conceptions reste partagée entre économisme et étatisme. Dans cette logique définitionnelle plurielle, une plume contemporaine a accusé, à juste titre, le législateur camerounais d’entretenir la confusion autour de la définition et de la circonscription de l’entreprise publique . En droit camerounais cependant, il existe globalement deux types d’entreprises publiques stricto sensu, à côté de la société d’économie mixte. Premièrement, les sociétés à capital public qui sont constituées essentiellement des services publics à caractère industriel et commercial (SPIC) à l’instar des ports autonomes et des aéroports. Deuxièmement les établissements publics administratifs (EPA) encore appelées services publics administratifs (SPA) à l’exemple des Universités et des Grandes Ecoles (Ecoles Normales Supérieures, Ecole Nationale de l’Administration et de la Magistrature, Institut des Relations Internationales etc).

Pour ces deux types de sociétés publiques, en cas d’atteinte à leur patrimoine, seul l’article 184 du Code pénal camerounais est applicable et l’infraction de détournement des biens publics doit ipso facto être retenue sans aucune forme de procès. La raison en est simple et multiple. En effet, les SPIC et les SPA sont soumis à la tutelle administrative, technique et financière de l’Etat conformément aux dispositions de l’article 184 alinéa 1 susmentionné. Ils sont assujettis aux règles de la comptabilité publique et les SPA sont surtout soumis au régime du droit public. De surcroît, les dirigeants des entreprises publiques sont désignés discrétionnairement par les autorités étatiques qui peuvent les révoquer ad nutum. Enfin, ces entreprises sont gérées et administrées directement avec l’entier contrôle et le quitus total du pouvoir politique. Ce qui n’est nullement de même pour les sociétés d’économie mixte.

2- Pour les sociétés parapubliques

A l’égard de tout observateur averti du droit pénal national et communautaire, seul les parts sociales doivent être prises en compte pour déterminer l’infraction applicable aux auteurs d’atteinte au patrimoine des sociétés d’économie mixtes selon que l’Etat est minoritaire ou majoritaire au capital social.

Ainsi, lorsque l’Etat détient la minorité du capital social, le droit pénal OHADA demeure le seul applicable et la qualification d’abus des biens sociaux doit être retenue parallèlement aux dispositions de l’article 891 de l’AUDSCGIE. Ce qui s’explique notamment par la grande emprise économique des particuliers dans la gestion courante et l’administration desdites entreprises ou ceux-ci pèsent sur et infléchissent énormément les décisions des conseils d’administrations ou des assemblées générales.

En revanche, lorsque l’Etat détient directement ou indirectement la majorité des parts sociales, il semble judicieux de faire application de l’article 184 du Code pénal aux dirigeants poursuivis pour atteinte au patrimoine social et donc de qualifier l’infraction de détournement des biens publics. Quelques arguments peuvent être apportés au soutien de cette posture. En matière de voies d’exécution, l’article 30 de l’Acte Uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution dispose que les biens des entreprises publiques sont insaisissables. En réalité, la notion « entreprises publiques » est comprise ici dans son sens extensif et il faudrait en entendre toutes les entreprises commerciales dans lesquelles l’Etat est au moins majoritaire au capital. Il convient donc de reconnaître par ricochet et à titre principal la nature publique desdits biens conférant à ces entreprises l’immunité d’exécution. De plus, en droit camerounais, les sociétés d’économie mixte dans lesquelles l’Etat détient la majorité du capital social sont soumises au contrôle du Contrôle Supérieur de l’Etat et à celui de la Chambre des Comptes de la Cour Suprême. Ce qui n’est pas le cas des autres sociétés commerciales qui sont classiquement soumises au contrôle du Commissaire aux comptes. Enfin, du fait de la détention de la majorité du capital social par l’Etat, les dirigeants des sociétés parapubliques sont très souvent désignés avec l’onction ou par cooptation du pouvoir exécutif qui se réserve aussi par coutume leur destitution.

Conclusion

En définitive et sans prétention aucune à l’exhaustivité et à la polémologie juridique, l’infraction d’atteinte au patrimoine des entreprises publiques et parapubliques suscite depuis longtemps au sein de l’espace communautaire notoirement en droit pénal camerounais une virulente controverse autour de l’étiquette juridique à lui coller mieux du droit pénal applicable quant à l’incrimination de ses auteurs. La faute étant au déséquilibre criard des peines sanctionnant respectivement le délit d’abus des biens sociaux et du détournement des biens publics dans les entreprises publiques et parapubliques voire des concessions faites au droit national par l’AUDSCGIE relativement au régime des sociétés commerciales en général et en particulier aux sociétés commerciales d’Etat dont le statut particulier, l’exiguïté et la porosité des frontières d’avec celles-ci ne pouvaient aller sans germer un tel conflit de qualification et/ou de loi. Mais soutenir au nom de la supranationalité ou de la primauté du droit communautaire qu’une atteinte au patrimoine de toutes sociétés commerciales y compris celles dans lesquelles l’Etat est actionnaire majoritaire relèverait d’un communautarisme juridique excessif et dangereux. Ce serait surtout ironiquement abracadabrantesque que de mettre l’intérêt public et l’intérêt privé au même diapason en soumettant indifféremment la protection des biens publics et donc du patrimoine de l’Etat au régime pénal peu dissuasif et moins sanctionnateur de la propriété privée au grand dam de la souveraineté nationale et des prérogatives de puissance publique. Fort heureusement, un examen objectif des paramètres économiques montre pour autant qu’une solution compromissoire et conciliatoire du droit pénal national et communautaire reste possible avec en prime une certaine préservation de l’intérêt public. Encore que la mollesse et la souplesse des sanctions consacrées par les législateurs des Etats parties à la répression de l’infraction communautaire d’abus des biens sociaux laisse trop souvent prospérer ou du moins augurer une terre promise et propice à la poussée de la délinquance d’affaires que le droit pénal national et communautaire vise pourtant à endiguer et à éradiquer.

Dr. KENGUEP Ebénézer
Chargé de cours à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques Université de Douala
Et
FOKOU Eric
Doctorant Faculté des Sciences Juridiques et Politiques Université de Douala

Revue de l’ERSUMA :: Droit des affaires – Pratique Professionnelle, N° 6 – Janvier 2016, Doctrine.