ALLA Koffi Etienne
Enseignant-chercheur
UFR SJAP
Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody, Côte d’Ivoire.
Plan
I- L’exigence générale en droit ivoirien de la preuve de la loi étrangère par les plaideurs
A- Une exigence imposée par l’office légal du juge ivoirien
B- Une exigence matérialisée par l’éminence du rôle des parties dans la production de la loi étrangère comme pièce aux dossiers
II- De l’opportunité de la recherche d’une collaboration proactive des acteurs du procès
A- La prise en compte des considérations de justice de droit international privé
B- La recherche d’accommodements entre intérêts privés et intérêt sociétal
1. « Les problèmes posés par l’application d’un droit étranger par le juge interne, dont la portée pratique ne cesse pas d’augmenter en fonction de l’intensification des rapports internationaux, semblent jouir en même temps d’une actualité scientifique considérable (…) » . Cette citation de I. ZAYTAY rappelle combien toutes les questions relatives aux difficultés liées à l’application de la loi étrangère suscitent toujours intérêts et méritent que des analyses s’y attardent.
L’on est, en effet, sans ignorer que l’application bilatérale ou savignienne de la règle de conflit du for peut déboucher sur la désignation de la loi étrangère comme applicable et ce, « parce qu’elle est considérée comme plus appropriée à un règlement satisfaisant du rapport international en cause que la loi de l’autorité saisie » . Mais, des difficultés liées à l’application de la loi étrangère peuvent subvenir, difficultés découlant notamment de la connaissance de la teneur même de ce droit étranger, quand il s’agira de son insertion dans l’ordre juridique du for.
2. Ainsi, à l’instar de l’application de la loi étrangère, la preuve de la loi étrangère ne finit pas de dévoiler ses charmes, des charmes qui sont « largement tributaires de la part de mystère qu’ils persistent à entretenir en dépit d’importants efforts de clarification » .
La détermination du contenu de la loi applicable peut, en effet, s’avérer difficile lorsqu’il s’agit d’un droit d’un pays « éloigné » dont l’accès aux sources est « compliqué ». Bien plus, parce que « tandis que la loi du for est couverte par une présomption de connaissance de la part du juge du for, tel n’est pas le cas de la loi étrangère (…) qu’il y a lieu d’établir » , il se pose du coup, en droit international privé, la question désignée sous l’appellation de « preuve du droit étranger ou de la loi étrangère ». On comprend alors qu’envisager cette question en droit ivoirien donne à réfléchir sur « la preuve de la loi étrangère en droit ivoirien ». Tel est l’objet de cette étude.
3. De prime abord, il faut rappeler que la preuve n’a lieu qu’en cas de doute ou d’ignorance, et « consiste alors dans une démonstration destinée à emporter la conviction de ses destinataires » . S’agissant tout particulièrement de la preuve de la loi étrangère, le constat est que cette question peut être mise en œuvre dans un cadre juridictionnel (ou contentieuse) ou dans un cadre non juridictionnel (ou non contentieuse).
4. Ainsi, en dehors du cadre contentieux, il faut arriver à démontrer notamment que selon les règles juridiques du pays étranger, le document ou l’acte qu’on tient en main ou qu’on présente à l’autorité du for , a la même valeur juridique dans l’Etat du for. Par exemple, devant un officier de l’état civil ivoirien, la loi étrangère peut être invoquée pour contracter mariage dans les conditions différentes de celles prévues par la loi ivoirienne sur le mariage, lorsqu’un étranger veut contracter mariage en Côte d’Ivoire sur la base d’une demande d’annulation. Par exemple encore, la force probante des actes dressés à l’étranger peut être invoquée en Côte d’Ivoire, notamment, en vue d’une transcription sur les registres ivoiriens d’une mention en marge ou d’une rectification d’un acte de l’état civil ivoirien. Il est évident que, dans de telles circonstances, la force probante est appréciée selon la loi du for, selon le droit ivoirien en l’espèce.
Au demeurant, la preuve n’a pas toujours un caractère judiciaire ou juridictionnel. Mais, « toute difficulté relative à l’application des lois étrangères ayant vocation à être portée devant les tribunaux » , c’est son application judicaire qui sera envisagée à l’occasion de cette étude.
5. Cette précision faite, on peut se rappeler que, dans la lignée romano-germanique dans laquelle s’inscrit le droit ivoirien, l’action en justice vise à convaincre le juge, afin qu’il impose la reconnaissance de ce qui est dû à chacun. La procédure est là pour faire triompher le suum cuique tribuere (donner à chacun ce qui doit lui revenir). Et alors, comme l’a dit J.-P. GRIDEL, « pragmatiquement, le succès du droit repose sur l’administration effective et efficace de la preuve » . La preuve s’appréhende, pour ainsi dire, comme le « moyen de démontrer un fait, ou tout au moins d’en persuader le juge » , le « moyen permettant d’établir la véracité d’un fait », le moyen « d’emporter la conviction du juge sur la survenance de certains faits » , « ce qui persuade l’esprit d’une vérité » , « ce qui montre la vérité d’une proposition, la réalité d’un fait » , « ce qui démontre, établit la vérité d’une chose » .
6. A ce titre, il est très souvent avancer que la preuve à apporter en justice se réduirait en principe à celle du fait, par distinction d’avec celle du droit applicable même si « la solution juridique que la décision juridictionnelle reconnaît ou protège, rétablit ou sanctionne, résulte d’une articulation entre les faits et l’application de telle règle de droit conçue pour eux. Il faut donc que les deux éléments soient établis » .
Il est en effet courant, et conseillé, que les parties indiquent et développent, dans l’acte introductif d’instance ou dans leurs conclusions en demande ou défense, les moyens de droit par lesquels elles considèrent que seuls leurs intérêts sont juridiquement fondés. Mais, en théorie, l’on estime qu’il n’y aurait là aucune obligation : si le demandeur ne précise pas les fondements juridiques de sa prétention, le juge qui « tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables », aurait alors le devoir de les rechercher lui-même .
7. Le contenu du droit positif n’aurait donc pas à être spécialement prouvé par telle ou telle partie au procès : parce que « la Cour connaît le droit » (Jura novit curia) , on ne devrait pas prouver l’existence d’une règle de droit. Le plaideur n’aurait d’autre preuve à établir que celle des faits auxquels le juge a mission d’appliquer la règle que leur destine le droit objectif.
8. A ces égards, il est toutefois essentiel pour le juge de savoir où passe la frontière, et donc de discriminer ce qui, d’après les textes et la jurisprudence, appartient aux éléments de fait ou, à l’inverse, relève des éléments de droit.
Ainsi, il a pu être considéré que sont des éléments de fait, notamment, non seulement les faits juridiques, mais aussi les volontés privées génératrices d’effets de droit (exemple des contrats et des testaments), les situations établies en droit ou en fait (exemple de l’état du mariage). Au contraire, doivent être appréhendées comme des éléments de droit toutes les dispositions du jus scriptum ivoirien qui part de la Constitution ivoirienne en passant par les Traités régulièrement ratifiés jusqu’au plus modeste arrêté, les jurisprudences – interprétatives de ces textes, ou prétoriennes, ou consacrant la valeur positive d’un principe général du droit –, les règles et principes qui, en cas de conflits de lois, désignent le droit matériel applicable.
9. Mais en ce qui concerne la loi étrangère, la question de sa nature juridique a toujours fait l’objet de vives controverses doctrinales en droit comparé et est appréhendée différemment selon les systèmes juridiques de sorte qu’envisagée en référence au système juridique ivoirien, la question se pose en ces termes : Comment la loi étrangère est-elle réellement traitée ou appréhendée dans le giron procédural ivoirien ? En d’autres termes, comment la question de la preuve du droit étranger est-elle appréhendée en droit ivoirien ?
10. Telle est la problématique majeure de cette réflexion. Elle pourrait paraître, peut-être, d’un intérêt négligeable au regard des pays dotés d’une codification spécifique en la matière ou dans lesquels l’œuvre jurisprudentielle est d’une fécondité certaine. Mais, replacée dans le cadre du droit international privé comparé , et particulièrement du droit international ivoirien où les difficultés de codification spécifique auxquelles l’on se heurte, difficultés doublées de la rareté des décisions de jurisprudence, surtout en l’absence quasi-générale de publication de ces dernières dans des revues spécialisées, une étude autour de cette problématique pourrait se révéler tel un fil d’Ariane de la question en droit ivoirien, pourrait paraître une bouffée d’oxygène pour des sauriens recherchant en vain les traces d’un serpent sur le rocher.
Le contexte historique des pays africains au Sud du Sahara était, en effet, marqué par « l’absence de législations nationales de droit international privé, systématique ou partielles » . Mais, cette situation de pénurie relative de réglementation nouvelle des problèmes de droit international privé a notablement évolué dans ces pays. Car, même si cette codification a plus emprunté la voie de la codification partielle portant sur certaines matières qu’une codification générale, il est constaté dans notamment les pays d’Afrique noire d’expression française « un vaste mouvement de codification des règles de droit international privé en matière de conflits de lois et de juridictions » . L’effet de cette codification est justement d’apporter des réponses possibles et souhaitables aux problèmes de droit international privé en relation avec leur programme de développement économique et social. Malheureusement, une telle œuvre de codification traîne encore le pas dans certains pays comme la Côte-d’Ivoire au regard d’autres comme le Burkina Faso et le Sénégal qui disposent de Code de la famille laissant entrevoir la place considérable accordée au droit étranger devant les juridictions du Burkina Faso et du Sénégal.
11. Pour dire que s’il est vrai que, pour des raisons liées à la disponibilité de matériaux notamment jurisprudentiels suffisants et réactualisés autorisant des prises de positions solides en ce qui concerne les pays étrangers à la Côte-d’Ivoire, cette étude portera pour l’essentiel sur la législation et la jurisprudence ivoiriennes, elle ne saurait, par contre, se passer d’une incursion, même rapide, dans le droit comparé.
12. Justement, ce regard croisé permet très vite de se rendre compte qu’en droit ivoirien, sans que l’on ne soit en théorie fixé la nature de la loi étrangère, des raisons de justice équitable et d’ordre pratique conduisent nécessairement à établir une différence entre la connaissance de la loi étrangère par le juge et sa production par les plaideurs comme pièce aux dossiers du procès. Ainsi, en droit ivoirien, l’on constate une exigence générale de la preuve de la loi étrangère par les plaideurs (I). Tirant les conséquences de cet état de fait, et parce qu’un procès ne saurait être appréhendé comme le cadre de positions étanches et conflictuelles, surtout en tenant compte des considérations de justice de droit international privé, la recherche d’une collaboration proactive des acteurs du procès s’avère somme toute opportune (II).
I- L’exigence générale en droit ivoirien de la preuve de la loi étrangère par les plaideurs
13. On le sait, à l’occasion d’une contestation, le juge peut être amené à faire application d’une loi étrangère en vertu des règles de conflit de lois. Il se pose alors la question de savoir si cette loi étrangère compétente doit faire l’objet d’une preuve par les plaideurs ou si elle est censée ou supposée être connue par le juge de sorte qu’il lui appartient d’en déterminer le contenu sans recours a priori aux plaideurs.
14. En droit comparé, la réponse à cette question a fait – et continue de faire – couler beaucoup d’encre, et montre que l’évolution contemporaine au regard des différents systèmes juridiques sur la question n’est pas univoque .
15. Pour le moins qu’on puisse, de prime abord, dire c’est que cette question attrait bien évidemment à l’office du juge et, corrélativement, au rôle laissé aux plaideurs dans un contentieux affecté d’un conflit de lois de droit international privé.
16. Cette question qui ne finit pas de dévoiler ces charmes car « largement tributaire de la part de mystère qu’ils persistent à entretenir en dépit d’importants efforts de clarification » et qui conduit même à se demander si « l’office du juge accéderait (…) à une (…) stabilité » , semble avoir trouvé une réponse « stable » notamment en droit ivoirien. La position adoptée par le droit ivoirien sur la question amène à établir une nuance : il appartient certes au juge ivoirien de connaître la loi étrangère applicable mais il ne lui appartient pas de la produire comme pièce au dossier, obligation qui incombe aux plaideurs. En d’autres termes, l’office légal du juge ivoirien impose aux plaideurs de faire la preuve de la loi étrangère (A) à travers sa production comme pièce aux dossiers (B).
A- Une exigence imposée par l’office légal du juge ivoirien
17. La fonction spécifique de la règle de conflit dont la bilatéralité met en évidence l’égalité de vocation des normes du for et des normes étrangères n’empêche pas le conflit de lois de basculer dans le domaine de l’office du juge . Or justement, une réflexion sur l’office du juge et son périmètre d’intervention est tellement vaste qu’elle appelle qu’on le précise d’emblée ou que l’on le réduise dans le cadre d’un article modeste.
18. A ce sujet, il faut, de prime abord, souligner que l’office du juge a certes des finalités extra-juridiques, « à savoir la protection des libertés, la punition ou la vérité » mais c’est sous l’angle de son rapport au droit qu’il sera abordé dans cette analyse.
19. Cela étant, le terme « office du juge » qui se rencontre souvent dans la littérature juridique n’est généralement pas précisément défini. Tout au plus sait-on que « l’office du juge ne se confond ni avec son statut, ni avec sa légitimité, ni avec son rôle dans le procès, ni avec son périmètre d’action [même s’il en découle], ni avec l’acte de juger, ni enfin avec les différentes fonctions spécialisées [qui se sont multipliées ces dernières années] (…). L’office est tout cela mais aussi plus que cela : il est le foyer de sens de la fonction de juger » .
20. Mais, sur la voie d’une étiologie de l’office du juge, un passage en revue des définitions classiques de l’office du juge permet d’identifier plusieurs types d’office du juge parmi lesquels l’office légal, c’est-à-dire l’office dans lequel le juge est guidé par la loi.
Pour la doctrine, l’office du juge se confond, en effet, surtout avec l’acte juridictionnel qui « traduit la fonction judiciaire dans son essence » et le distingue de tout acte public, notamment administratif. En ce sens, les critères substantiels de l’office du juge sont essentiellement la disputatio et la jurisdictio : avec le premier critère substantiel, « ce qui distingue la fonction de juger, c’est la mission de trancher un litige, c’est-à-dire de décider entre des prétentions contraires juridiquement argumentées » . Ainsi, un acte juridictionnel a pour mission de « trancher les litiges, en se fondant sur des considérations juridiques, avec force de vérité légale » . Avec le second critère qui insiste davantage sur le monopole de dire le dire, « la fonction juridiction se borne au dire (jurisdictio) obligatoire (imperium) du droit » . La jurisdictio se décompose ainsi en une opération de constatation initiale d’un droit subjectif ou d’une violation de la loi, d’où découle logiquement la décision qui s’y attache .
21. Comme l’on peut le voir, les différentes écoles de pensées sur la doctrine de l’office du juge se concentrent davantage sur son rapport au droit. S’il en est ainsi, c’est bien parce que la « loi » est la borne principale de l’office du juge. En effet, aux termes de l’article 103 de la Constitution ivoirienne du 1er août 2000, « Les magistrats ne sont soumis, dans l’exercice de leurs fonctions, qu’à l’autorité de la loi. » Ainsi, toute l’activité juridictionnelle du juge est-elle placée d’une manière impérative sous l’emprise de la loi et exige-t-elle alors de la part de ce magistrat, sous peine de sanction, le respect et l’application de la loi. Une telle « déférence du juge à la loi » ou une telle « emprise du juridique » sur le juge s’explique d’abord par ce que « nul n’est censé ignorer la loi » mais ensuite, et surtout, par ce que « la Cour [le juge] connaît le droit », traduction de l’adage latin « Jura novit curia », « un principe qui constitue la pierre angulaire du procès civil » notamment.
22. La règle « jura novit curia » énonce une présomption spéciale de qualification : toute juridiction saisie d’un litige est présumée avoir la pleine connaissance de la règle de droit applicable à la cause. Elle traduit bien le sens de l’office du juge pris dans son sens latin strict comme « devoir » d’appliquer le droit . Elle oblige le juge à avoir une connaissance parfaite (et non totale) du droit positif, ce d’autant plus qu’il ne peut dire le droit que dans la mesure où il le sait. Elle pose, pour ainsi dire, un devoir général et absolu pour le juge d’appliquer d’office la règle de droit applicable au litige dont il est saisi.
23. Il se pose alors la question de l’étendue de cette « légalité », de l’étendue de la connaissance du droit ou de la consistance du droit censé connu par le juge. Plus particulièrement, il s’agit de savoir si la loi étrangère fait partie de ce « droit », de la « loi » que le juge ivoirien est censé connaître. Car, s’il n’est pas contesté que le juge est censé connaître un droit « composite, divers et épars » qui comprend la Constitution qui en est la faitière en droit ivoirien, la loi sous toutes ces formes , les règlements , les accords et traités internationaux régulièrement approuvés ou ratifiés , auxquels on peut ajouter les principes généraux et les maximes juridiques , au sujet de la connaissance de la loi étrangère le flou demeure en Côte d’Ivoire.
24. Au demeurant, relativement à la question du statut juridique de la loi étrangère , question qui, sous d’autres cieux , a fait couler beaucoup d’encre ou qui a trouvé prise de position franche de la part de certains législateurs comme les législateurs burkinabé et sénégalais , en droit ivoirien il règne encore une certaine incertitude au regard du mutisme des dispositions législatives relatives au droit international privé. Tout au plus, peut-on jeter un regard sur la jurisprudence ivoirienne – du moins une seule décision de justice – qui n’aborde malheureusement pas la question d’une façon heureuse et exempte de tout reproche : dans un jugement rendu par le tribunal de commerce d’Abidjan, le juge ivoirien estime que la loi étrangère est « considérée en droit international privé comme un fait » . Mais ce que ce tribunal ne dit pas, c’est sur le fondement de quelle disposition légale il a pu donner la nature de fait à la loi étrangère ! Serait-ce certainement en se référant à la jurisprudence française « à titre de raison écrite » ? Et même si c’est à ce titre, la jurisprudence française ne permet plus de tenir un tel point de vue ce d’autant plus qu’avec l’arrêt Coucke du 13 janvier 1993, la Cour de cassation française a levé tout équivoque sur la question en affirmant que « malgré l’absence de contrôle par la Cour de cassation, [la loi étrangère] est une règle de droit » .
25. La seule certitude est que, loin de ce mutisme législatif et de ce flou jurisprudentiel et certainement doctrinal, le juge civil ivoirien ne statue que sur pièces , lesquels pièces doivent lui être fournies par les plaideurs, sans considérations aucune notamment de la nature de droit disponibles ou indisponibles. Et donc, même s’il a connaissance de la loi étrangère, il ne revient pas au juge de la produire au dossier, œuvre qui incombe éminemment aux parties.
B- Une exigence matérialisée par l’éminence du rôle des parties dans la production de la loi étrangère comme pièce aux dossiers
26. Loin des atermoiements doctrinaux et jurisprudentiels au sujet de la nature de la loi étrangère, et même s’ils ne peuvent être cités comme faisant partie d’une théorie générale du droit international privé ivoirien, les articles 135 et suivants et les articles 54 et suivants du Code de procédure civile ivoirien imposent aux plaideurs, au cours d’un procès civil, de produire toutes les pièces du dossier sur lequel le juge statue. Il en serait autrement concernant la loi étrangère qu’ils ont l’obligation de produire comme pièce au dossier.
27. Cette posture du droit ivoirien qui s’exprime dans ces textes ci-devant cités, s’explique par une combinaison de l’un des principes directeurs du procès civil – le principe dispositif – et le modèle de procédure en vigueur au cours du procès civil – procédure essentiellement accusatoire.
28. L’on le sait, le principe dispositif répond à la question suivante : « Qui dispose du procès ? » « Qui, du juge ou des plaideurs, influence le cours de l’instance ? ». En réponse à cette question, le principe dispositif donne de savoir que, de façon classique, ce sont les plaideurs qui disposent du procès, qui sont « maîtres du procès » car « selon la théorie de l’autonomie de la volonté, chacun est le mieux à même d’apprécier et de défendre ses propres intérêts, et doit, en conséquence, avoir la liberté de faire à sa guise – dans les limites d’un formalisme qui assure la régularité des échanges » . Mais cet état de fait est d’autant plus affirmé que la procédure a un caractère accusatoire – ou du moins essentiellement accusatoire –, procédure dans le cadre de laquelle « le juge n’a ni l’initiative ni la direction du procès et le droit d’action n’est qu’une modalité du droit lui-même » . Ce système suppose, pour ainsi dire, un rôle « passif » du juge et sa neutralité sous peine de récusation : « Il ne doit intervenir dans le débat, ni aider une partie en lui procurant une preuve, ni présenter d’office un argument de droit » . En d’autres termes, le juge se comporte comme un arbitre qui « assiste à l’échange des prétentions entre les parties et sert éventuellement de garant de la loyauté des débats » .
29. C’est justement ainsi que le juge ivoirien est invité à se comporter dans un procès civil, lui dont le rôle à l’audience est d’« ouvrir, de diriger et de déclarer clos les débats lorsqu’il s’estime suffisamment éclairé par les parties qui lui auront présenté tous éclaircissements utiles » .
30. Pour dire qu’en droit ivoirien, la procédure civile (et commerciale) – contrairement à la procédure pénale – est essentiellement accusatoire et en tant que telle, cela se traduit dans le processus de recherche des preuves : La charge de l’allégation et la charge de la preuve pèsent sur les plaideurs qui disposent seuls de l’action ; et alors « celui qui allègue, doit prouver ! ».
31. Or, justement, le juge n’allègue rien. Il tranche la contestation que les plaideurs lui soumettent telle que ceux-ci la portent devant lui, telle que ceux-ci l’exposent dans leurs conclusions. La saisine du juge est, en effet, encadrée par l’assignation et par les conclusions additives et surtout par les dernières conclusions qui vont fixer sa compétence. Et parce que le juge ivoirien statue sur pièces , l’article 54 du Code de procédure civile ivoirien fait obligation aux parties de produire les pièces du dossier « dans un délai fixé dans la décision qui l’ordonne et pendant lequel les parties doivent, si les pièces sont en leur possession, les déposer au dossier ou si elles ne les détiennent pas elles-mêmes faire diligence pour qu’elles y soient versées ». Par principe donc, la production des pièces au dossier est à la charge des parties. Ce n’est que de façon exceptionnelle, « lorsque les pièces dont la production est ordonnée font partie d’un dossier pénal ou si elles sont détenues par une administration publique » que la décision est portée à la connaissance du Ministère public qui est chargé de son exécution.
32. Se trouve donc proclamée l’éminence du rôle des parties dans la production de la loi étrangère comme pièce du dossier du procès. La Cour suprême de Côte d’Ivoire a eu à réaffirmer cette position du droit ivoirien en plusieurs arrêts. Ainsi, dans un arrêt en date du 14 mars 2001, la juridiction suprême ivoirienne a affirmé : « (…) c’est en vain que le requérant soutient que seule la loi française est applicable à la procédure en divorce d’avec son épouse quand on sait qu’en toute lucidité, les époux n’ont point exigé devant le tribunal et la Cour d’appel l’application de leur loi personnelle dont ils n’ont point jugé utile de produire une copie (…) » .
33. A ce titre, il revient aux parties de verser la teneur de la loi étrangère au dossier du procès. Il en est ainsi, tout d’abord, si les parties estiment que c’est la loi étrangère qui doit s’appliquer. Il en est ainsi, ensuite, même si c’est le juge lui-même qui d’office se rend compte que c’est la loi étrangère qui doit s’appliquer ; il a le devoir ou la loyauté, en cette occurrence, d’en informer les parties et de renvoyer le procès aux fins de production de ladite loi étrangère. Ainsi aux termes de l’article 52 alinéa 4 du Code de procédure civile ivoirien, « le tribunal pourra (…) inviter oralement ou par écrit, les parties à fournir, dans un délai fixé, les explications de droit ou de fait, nécessaires à la solution du litige (…) » . Bien plus, le juge ivoirien ne peut examiner aucun moyen, même d’ordre public, non soulevé par les parties, sans que celles-ci aient été appelées par le juge à présenter leurs observations à cet égard .
Dans cette logique, le juge peut personnellement connaître la teneur de cette loi étrangère, mais si elle n’est pas au dossier, il ne doit s’y prononcer (il ne lui revient pas de la produire au dossier, sinon il deviendrait juge et partie) . En clair, il revient au juge ivoirien, dans son office légal, de connaître le droit applicable, de savoir le droit applicable au litige, en l’occurrence la loi étrangère applicable, mais il ne lui revient pas d’administrer cette preuve dans le dossier, de la produire.
34. En pratique, si le juge sait ou estime que c’est une loi étrangère qui est applicable, et si les parties ne l’ont pas relevé, il les en informe à l’occasion de l’avant-clôture de la procédure (avant de mettre l’affaire en délibéré) et leur demande de produire cette loi étrangère dans le dossier . Ainsi, si les dernières conclusions ne permettent pas au juge d’avoir le contenu de la loi étrangère, et donc de répondre à la question essentielle soulevée par le litige, il ira dans le sens d’un débouté : il peut alors déclarer la demande recevable mais mal fondée puisque le fondement juridique n’en est pas donné.
35. Cet état de fait conduirait certainement – au sujet de la nature juridique de la loi étrangère – à « déduire de la preuve par les parties que la loi étrangère apparaît au juge comme un élément de fait » . Cette posture, une telle thèse, pourrait notamment s’expliquer sur le fondement de la maxime « Da mihi factum, dabo tibi jus » (« Donne-moi le fait, je te donnerai le droit »), maxime qui repose sur une distinction entre le fait et le droit. De ce fait, elle procède à une répartition des rôles entre le juge et les plaideurs dans la détermination des éléments de l’instance (faits, preuve, le droit). Au sens de cette règle, les plaideurs sont dispensés, dans le cadre de la procédure, d’apporter la preuve de la règle de droit qu’ils invoquent à l’appui de leurs prétentions.
Ainsi, suivant cet adage qui pose le principe que le droit ne nécessite pas de preuve dès lors que le juge est censé connaître la loi, dès lors que le juge est présumé être « maître du droit », les seules obligations incombant aux plaideurs sont les suivantes : – soumettre au juge leurs prétentions ; – exposer et prouver les éléments de fait au soutien de leurs prétentions. A l’inverse, l’impérativité dans l’office du juge conduit à mettre à sa charge le devoir de connaître ou de s’informer lui-même de la teneur de la loi , le devoir « d’apporter » le droit nécessaire à la solution du litige : aux faits présentés par les plaideurs, il doit d’abord donner la qualification juridique qu’ils requièrent, leur appliquer ensuite la règle de droit qui sied.
36. Au demeurant, cette maxime ne signifie aucunement que jamais les parties ne plaident le droit : « elles présentent généralement au juge un habillage juridique favorable à leur thèse en lui suggérant de l’adopter » . Elles proposent donc déjà du droit au juge. Mais, le juge n’en est pas tenu, n’est pas lié par les dispositions de loi que les plaideurs invoquent au soutien de leurs prétentions ; ces dispositions légales visées par les plaideurs n’en seraient que purement indicatives. Il a le pouvoir de vérifier le sens et la portée de la loi, en l’occurrence de la loi étrangère. Il peut, au vu des documents produits, redresser l’interprétation qui est donnée des textes et des décisions .
37. Ainsi, dans la logique de cette règle, dès lors qu’en législation, le devoir de s’informer ou de prouver la loi étrangère incombe non pas au juge mais plutôt aux plaideurs, alors une qualification factuelle de la loi étrangère devrait logiquement s’imposer. De façon particulière, ce point de vue signifie que dès lors qu’en droit ivoirien la loi étrangère doit être produite, prouvée par les parties, la conséquence apparemment logique serait que la loi étrangère s’apparenterait à un fait.
38. Mais, ne serait-il excessif de l’affirmer sans ambages que dès lors qu’il incombe aux parties de prouver la loi étrangère, elle doit être prise pour un fait ? L’on ne peut occulter qu’il est des cas dans lesquels même le droit peut faire l’objet de preuve par les parties sans que ce droit soit disqualifier en fait. Il en est ainsi, par exemple, de la coutume « dont l’absence de support écrit complet et officiel enraye (certes) la mécanique normativiste » mais dont nul ne peut soutenir qu’il s’agisse d’un simple fait. Il en est ainsi encore, notamment en droit administratif, en cas de recours pour excès de pouvoir : Le requérant doit justifier que l’exécution de la décision qu’il soumet au juge de l’excès de pouvoir porte atteinte à ses intérêts. Pour ce faire, il doit joindre l’acte querellé, l’acte qui porte grief comme le rappelle justement la loi ivoirienne sur la Cour suprême de Côte d’Ivoire : « Toute requête en annulation pour excès de pouvoir doit contenir les nom, prénoms, profession et domicile du requérant, l’objet de sa demande, l’exposé sommaire des moyens qu’il invoque, l’énonciation des pièces dont il entend se servir et préciser aussi exactement que possible la décision entreprise. La signature de la requête par un avocat vaut constitution et élection de domicile en son étude. La partie non représentée par un avocat doit, lorsqu’elle n’est pas domiciliée à Abidjan, faire élection de domicile en cette ville. La requête doit s’accompagner : a) de la pièce justifiant du dépôt du recours administratif, hiérarchique ou gracieux ; (…) » . Il en est ainsi également en matière de voies d’exécution où il est fait obligation au créancier, par l’entremise de l’huissier de justice ou de l’agent d’exécution, de reproduire certaines dispositions légales (le droit) dans l’acte de saisie, à peine de nullité .
39. Avec ces cas de preuve du droit au cours d’un procès, aux tenants de la thèse de la nature factuelle de la loi étrangère parce que prouvée au cours du procès, l’on pourrait ainsi opposer plusieurs objections qui pourraient se résumer en ce que ce n’est pas parce que les parties sont amenées à faire la preuve de la loi étrangère que cela signifie automatiquement que la loi étrangère serait un élément de fait. Le droit aussi peut être prouvé et d’ailleurs se prouve. En outre, pourquoi la loi étrangère qui est du droit dans le système étranger devrait-il, tout de go, changer de nature en entrant dans le système du for ?
40. A la vérité, dès lors qu’on allègue, il faut prouver ! Dès lors qu’un plaideur allègue une loi étrangère, il doit la prouver, ce d’autant plus que « par une induction amplifiante, l’article 1315 du Code civil a été sacralisé comme le pilier d’un principe général : actori incumbit probatio » et alors « c’est au demandeur de prouver ce qu’il allègue ».
41. A l’analyse, l’office du juge ivoirien doit s’entendre dans le sens d’une obligation pour le juge de rendre une décision de justice conforme au droit dès lors que les parties lui « apporté » la loi étrangère. En réalité, les plaideurs étant chargés de motiver en droit leur demande et défense, étant chargés particulièrement alors de produire la loi étrangère au cours du procès, il est évident qu’il ne faut pas sous-estimer le rôle des plaideurs même en matière de droit, là où le juge a un rôle principal de trancher le litige et de dire le droit . Les plaideurs ne sauraient, pour ainsi dire, « s’en tenir à un silence respectueux » sur les points de droit ; bien au contraire doivent-ils fournir, au soutien des faits susceptibles de fonder leur prétention, « les explications de droit (…) nécessaires à la solution du litige » .
42. Ainsi, s’il est constamment avancé que le juge étant censé connaître le droit et qu’à ce titre les parties ne sont pas obligées de préciser le fondement juridique des faits qu’elles invoquent à l’appui de leurs prétentions, en réalité cette assertion ne vaut pas pour les instances introduites par voie d’assignation : dès lors qu’un plaideur introduit l’instance par la voie d’assignation, il est obligé de fournir un exposé des motifs en fait et en droit, de préciser donc dès le départ le fondement juridique sur lequel il se base. Bien évidemment, il reviendra au juge en dernier ressort de vérifier que la règle de droit invoquée par ce plaideur s’applique effectivement aux faits à lui soumis et que les conditions d’application de cette règle de droit sont bien remplies.
43. Au demeurant, toutes les prises de position relatives à la nature de la loi étrangère pourraient se justifier par des argumentations les plus pertinentes les unes les autres. Mais, la principale question qu’il convient de se poser lorsque le conflit de lois présente un élément d’extranéité est de savoir « à quoi bon rechercher la méthodologie idoine ainsi que les rattachements les plus aptes à prendre en charge ces derniers (…) si le régime procédural applicable devant le juge du for le dispense de mettre en œuvre le droit international privé, de sorte que les règles de conflit n’apparaitraient en fin de compte que comme facultative » . Il faut alors faire en sorte que la loi étrangère elle-même ne soit pas un simple fait à la disposition des parties. Ainsi, s’il est imposé aux plaideurs la charge de produire la loi étrangère comme pièce au dossier, l’office légal du juge ivoirien l’obligeant, bien qu’il soit censé connaître le droit applicable au litige, à se comporter tel un arbitre en les parties, certaines directives comportementales s’imposent aux différents acteurs du procès : ces directives pourraient se résumer en l’opportunité de la recherche d’une collaboration proactive de leur part en vue de la preuve de la loi étrangère en vue d’une décision juste et équitable.
II- De l’opportunité de la recherche d’une collaboration proactive des acteurs du procès
44. L’on le sait, la justice est en soi une idée assez abstraite dont chacun en a une vision différente. Aussi, une meilleure administration de cette justice nécessite-t-elle entre autres de se mettre d’accord sur les règles applicables à un litige, de surcroit lorsque ce litige recèle un élément d’extranéité car « si les voies d’accès aux droits étrangers se multiplient aujourd’hui avec la coopération judiciaire et les progrès techniques, il n’en reste pas moins que l’extranéité du droit applicable rend aléatoire son interprétation judiciaire, et met en cause la légitimité de toute tentative d’extrapolation du sens originaire » .
45. Et, d’une part, parce qu’un procès équitable signifie que chacun est à même de présenter au mieux tous les arguments qui pourraient amener un jugement en sa faveur et, d’autre part, parce que la loi est très souvent complexe, chacun des plaideurs et le juge sont tenus d’apporter leur concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité surtout au regard même de cette fatalité qu’est le « risque de la preuve » .
46. Le « risque de la preuve », c’est-à-dire la question de savoir « à qui le juge devra-t-il donner satisfaction lorsque la lumière ne sera pas faite », en d’autres termes une question qui renvoie aux aléas probatoires du procès, oblige en effet à une nécessité d’amélioration de la gestion du procès : la recherche d’une collaboration proactive des acteurs du procès, c’est-à-dire un management du procès allant dans le sens « d’un dialogue entre le juge et chacune des parties » . Ainsi, tandis que les plaideurs doivent fournir un effort probatoire afin de convaincre le juge du bien-fondé de leurs prétentions, réciproquement, le juge doit les convaincre ainsi que les tiers, de la légitimité de sa décision au moyen, notamment, d’une motivation suffisante . Une telle posture ou démarche applicable à la question de la preuve de la loi étrangère suppose inexorablement notamment la prise en compte des considérations de justice de droit international privé (A) qui devrait, à l’évidence, se traduire par la recherche d’accommodements entre intérêts privés et intérêt sociétal (B).
A- La prise en compte des considérations de justice de droit international privé
47. L’objectif général du droit international privé « conçu de telle manière qu’il ne néglige ni la singularité des relations privées internationales, ni le pluralisme des ordres juridiques étatiques » , réside dans la coordination des systèmes juridiques, car l’universalisme de la pensée juridique se ramène à trois idées : « Le juste, le rationnel et l’utile ». Ainsi, NIBOYET a pu dire à son sujet que le but du droit international privé est de « rendre possible la vie juridique dans les rapports internationaux » .
48. Cette finalité du droit international privé implique qu’un procès à propos d’un litige international soit inéluctablement animé par la prise en compte des considérations de justice de droit international privé. Cette connaissance profonde se traduit davantage par l’idée que le traitement procédural de toutes questions relatives au droit international privé – en l’occurrence celle de la preuve de la loi étrangère – doit être mis « en balance avec des considérations éminemment pragmatiques » surtout au regard de l’application des principes directeurs du procès. Tant le juge que les parties doivent faire leur cette exigence que les principes directeurs régissant en l’espèce la preuve de la loi étrangère devraient avoir une « teneur [dérogeant] en cas de besoin aux principes directeurs du procès interne » ce d’autant plus que « (…) les ordres juridiques, quoique non cloisonnés et communicants, demeurent cependant distincts et peuvent relever chacun de principes spécifiques » .
49. Il est vrai qu’une controverse théorique de grande ampleur – somme toute incontournable – existe au sujet des principes du droit , notamment au sujet des principes du droit international privé, mais il faille faire le choix, à l’occasion d’une analyse à l’ampleur modeste, de ne pas s’y attarder et même d’aller dans le sens de cette acception qui prône de « dépasser la conception largement dominante du positivisme légaliste, pour admettre qu’il peut exister d’autre droit que celui posé par l’Etat » . On peut alors affirmer que le « véritable visage des principes (de droit) » dont on découvre l’expression tangible dans la jurisprudence française transposable, le cas échéant, en droit ivoirien en vertu de l’article 133 de la Constitution du 1er août 2000 et quelquefois à « titre de raison écrite » , est qu’ils constituent une « source autonome du droit que le juge interprète pour en déduire telle ou telle solution au litige qu’il a pour mission de trancher » .
50. Partant de cette connaissance profonde, des définitions mettant l’accent sur les valeurs que le principe du droit incarne, sur le modèle de références qu’il constitue, sur les objectifs qu’il peut indiquer, permettent d’appréhender les principes du droit comme des « règles d’action s’appuyant sur un jugement de valeur et constituant un modèle, une règle ou un but » ou comme des « propositions juridiques non écrites dont la généralité permet de soutenir une large série de solutions positives » .
51. Cependant, une distinction doit être faite entre les principes du droit : certains d’entre eux sont propres à l’ordre juridique international, d’autres aux ordres juridiques nationaux et d’autres enfin à la fois à l’ordre juridique international et à l’ensemble des ordres juridiques nationaux. A l’évidence, on comprend aisément que les principes du droit qui participent en priorité de la prise en compte des considérations de justice de droit international privé et que l’on pourrait qualifier de principes de droit international privé devraient s’entendre de ceux propres à l’ordre juridique international et de ceux communs à la fois à l’ordre juridique international et à l’ensemble des ordres juridiques nationaux – même s’il n’est pas exclu qu’il demeure possible que les principes internes soient transposés aux contentieux internationaux -.
Ces principes de droit international privé ont pour objectifs notamment l’harmonie internationale, l’harmonie matérielle et l’ordre public international. Et alors, « les juges doivent réaliser la difficile conciliation [de ces objectifs] en donnant, dans chaque espèce, la priorité à celui qui semble le plus impérieux » . A cette fin, en plus de l’appréhension de son office légal dans le sens de ce que devrait être la justice, le juge doit également l’appréhender dans le sens de ce qu’est la justice. L’intérêt de cette posture est, en pénétrant le cœur de l’élaboration de la décision judiciaire, de reconnaître la dimension pratique, pragmatique, de l’office du juge. Est mise ainsi en avant la réalité de l’exercice de leur office légal par les juges.
52. A cet effet, si l’on peut se permettre – une fois n’est pas coutume – une question personnelle adressée à un magistrat à propos du rapport du magistrat à la loi a permis d’avoir de sa part une réponse sans ambages et avec insistance en ces termes : « Ne sais-tu pas que nous sommes au-dessus de la loi ? » Cette réponse, prima facie, fait sourire ! Mais avec du recul et sans préjugé, car une telle posture permet d’entrer dans la sphère de la réflexion objective, l’on se rend compte que cette affirmation de ce magistrat participe non seulement de la controverse relative au rôle de la jurisprudence dans l’élaboration de la loi, mais surtout permet de comprendre que l’office du juge a également un aspect pratique qui semble prendre le pas sur son aspect théorique.
Ce faisant, même si l’on ne partage pas ce point de vue, il faut tout de même lui reconnaître le mérite de mettre en lumière que l’office du juge doit être, dans ces circonstances, appréhendé sous un aspect de philosophie politique que sous un aspect seulement juridique. En postulant que la loi est la référence ultime et qu’elle est stable, « la doctrine semble en effet bridée par le légicentrisme positiviste » . Et pourtant, « les juges font l’expérience inverse : ils doivent de plus en plus appliquer des principes (…) ou des notions très générales (…) » . Or cette dernière vision s’inscrit dans une doctrine qui est en réalité plus « une philosophie politique qu’une théorie juridique » : « il n’est pas possible de penser l’office du juge sans revenir au modèle politique tout entier dont il n’est qu’une pièce. Et c’est précisément cette part politique de l’activité du juge que la pensée positiviste ne veut pas considérer (…) » .
53. La réalité de l’office du juge invite – pour ne pas dire « oblige » – à s’interroger : Doit-on penser la justice comme elle devrait être ou doit-on la penser comme elle est, et alors s’intéresser aux interrogations et aspirations des juges qui la rendent quotidiennement ? Le juge doit-il être tenu rien que par des règles de droit plutôt que davantage par des valeurs contenues dans la loi ?
Les réponses à ces questions ne peuvent exclusivement aller dans le sens d’un positivisme légaliste car la réalité de l’office du juge permet de se rendre à l’évidence que « le procès ne peut prétendre à une quelconque efficacité sociale que grâce à la concaténation de (…) différentes réalités. Le procès ne tire pas sa force du seul droit mais de la convergence de toutes ces réalités dans un social total. L’efficacité sociale de la justice vient de sa force centripète qui allie ces diverses dimensions sociale, juridique, rhétorique, politique et subjective » . A l’analyse, comme l’a dit, à propos, Julien F. , « en bref, toujours la pratique trahirait un tant soit peu la théorie. Et le modèle reste à l’horizon du regard. Retiré dans son ciel, l’idéal est inaccessible » .
54. Cela étant, la procédure civile qui doit s’orienter davantage vers une meilleure administration du procès civil, oblige les plaideurs et le juge, en cas de recours aux principes internationaux, ou même de transposition au contentieux internationaux des principes directeurs applicables au contentieux interne, à toujours mettre sur un piédestal les considérations, pour l’essentiel, tout pragmatiques qu’appellent les considérations de justice de droit international privé.
55. Pour ainsi dire, juridiquement, le découpage entre procès accusatoire et inquisitoire « ne sied plus réellement au procès (…) » , la procédure civile n’est plus aussi tranchée qu’autrefois entre procédure accusatoire et procédure inquisitoire : « Les évolutions de l’office processuel, quoique multiples, vont dans le sens d’un travail moins solitaire, plus coordonné. Plus que la tendance vers l’accusatoire ou l’inquisitoire, ce qui semble se dessiner avec encore plus de force, c’est le principe d’une coopération renforcée (…) » . Car, il est certes vrai que les fonctions du juge qui exigent un grand investissement intellectuel, peuvent être facilitées par notamment les moteurs de recherche à travers internet et les diverses publications doctrinales et jurisprudentielles ; mais à l’évidence, « il n’est pas besoin de s’étendre : il n’est pratiquement plus possible à un juge – même parmi les plus chevronnés – de prétendre connaître toute la loi (…) tant celle-ci est devenue complexe, illisible en raison des multiples renvois et de l’éparpillement des dispositions (…) » . L’on est en effet sans ignorer que « lorsqu’il doit composer avec une demande de justice foisonnante et de plus en plus diverse, le juge se voit acculé à accommoder des prétentions opposées, sous la contrainte de la règle et sous l’horizon de l’équité et la justice » .
Cet état de fait entraîne que dans la justice dans les sociétés démocratiques, la tendance penche vers une « déconflictualisation » du procès, et alors « une culture oppositionnelle cède la place à une action stratégique qui doit passer par la coopération » . Le corollaire en est un changement de comportement des acteurs du procès qui va de pair avec une responsabilisation généralisée de leur part. Ce qui est donc en vogue dans les procès actuellement, en tenant compte de l’histoire et du droit comparé, et qui va dans le sens de la recherche d’équilibre entre les intérêts en jeu, c’est l’instauration idéale de la « justice collaborative » ou la « procédure participative » ou encore la « collaboration resserrée » .
Et justement, « cette tendance est renforcée [notamment] par l’importance des principes de loyauté et de dialogue mis au service d’un principe plus général de ‘‘coopération’’ » . En d’autres termes, le « principe de coopération » traduit le rôle conjoint des acteurs du procès dans le déroulement de l’instance. Pour dire que la coopération des acteurs du procès civil s’avère alors plus que nécessaire et se présente même comme une obligation, car « la coopération est une contrainte que l’on s’impose à soi-même : elle est l’exact opposé d’un ordre » .
56. En définitive, un système fondé sur le principe de coopération entre juge et parties est un « système, équilibré et cohérent, [dosant] admirablement les prérogatives et responsabilités revenant respectivement aux juges et aux parties », un système qui « institue, entre ces protagonistes, une synergie au vu de laquelle les tâches de chacun sont certes polarisées, mais non étanches pour autant » , un système qui remette indubitablement en cause la position cristallisée dans les marbres d’un « jura novit curia » intangible. Autrement dit, les nécessités pratiques ou la politique de la justice justifient une compréhension différente de l’office du juge.
Ainsi quelles que soient les convictions relatives à la nature du droit étranger, et partant de ce qu’« on ne voit pas, quel que soit le parti dogmatique auquel on se range relativement à la nature du droit étranger, quelles autres solutions pourraient supplanter avantageusement celles que la pratique judiciaire a élaborées » , la collaboration proactive des acteurs du procès induit un assouplissement de la règle « jura novit curia ». Il importe alors peu – si ne sont notamment que pour des considérations d’ordre théorique – que l’accomplissement de la charge de la preuve de la loi étrangère relève du juge ou des parties : « L’essentiel est que le sens qu’attribuera le juge à l’ensemble des matériaux ainsi réunis reflète un respect rigoureux de l’intégrité de l’ordre juridique compétent » . Somme toute, les acteurs du procès – surtout le juge – doivent « prendre en compte les circonstances et les aléas du procès » et alors évincer une vision statique de ce dernier qui voudrait que les rôles soient attribués dès le départ et qu’il faille s’en tenir à un respect strict. En d’autres termes, il faille cesser – sauf certainement pour des considérations d’ordre purement théorique – de penser l’œuvre juridictionnelle sur un mode binaire où l’interdiction est la seule alternative offerte aux acteurs du procès.
57. La logique de cette analyse qui précède et qui devrait assurer que les conflits de lois de droit international privé soient non seulement plus tranchés par le juge ivoirien mais bien plus sereinement même quand il s’agira de fonder la décision sur une loi étrangère, devra se refléter dans la recherche d’accommodements entre intérêts privés et intérêt social aux fins de produire la loi étrangère compétente.
B- La recherche d’accommodements entre intérêts privés et intérêt sociétal
58. L’on le sait, la saisine du juge est encadrée par l’assignation et par les conclusions additives, surtout les dernières conclusions qui vont fixer la compétence du juge. Si les dernières conclusions ne permettent pas au juge d’avoir le contenu de la loi étrangère et donc de répondre à la question essentielle qui lui est posée, alors que pourrait-il faire si ce n’est d’avoir ce réflexe naturel d’aller dans le sens d’un débouté pour absence de base légale ?
59. Fort heureusement, en pratique et d’ailleurs selon les exigences légales, le débouté n’intervient pas aussi automatiquement de la part du juge ivoirien. A la date d’audience fixée par l’assignation, si le juge ivoirien se rend compte que les plaideurs n’ont pas pu déposer toutes les pièces nécessaires au prononcé de sa décision, il renvoie l’affaire à l’audience prochaine pour observation sur l’absence de telle ou telle pièce au dossier . Après plusieurs relances pour défaut de pièces se soldant par une inobservation du dépôt de la pièce attendue, c’est-à-dire en cas non production de ladite pièce, le juge met alors l’affaire en délibéré. Il pourra subséquemment déclarer la demande recevable mais mal fondée puisque le fondement juridique n’est pas donné.
60. Une telle posture finale du juge ivoirien, si elle est envisageable pour des litiges internes, ne devrait pas être celle qu’il devrait adopter pour les litiges à caractère international. Bien au contraire, si dans le cadre d’un litige interne, certains arrangements s’observent entre le juge et les plaideurs afin de permettre au premier de rendre plus sereinement sa décision, s’agissant d’un litige à caractère international, ces arrangements devraient davantage permettre d’éviter in fine le prononcé d’un débouté pour absence de production de la loi étrangère compétente. En d’autres termes, lorsque la règle de conflit aura désigné comme applicable une loi étrangère, des accommodements entre le juge ivoirien et les plaideurs doivent être recherchés en cas de nécessité, lesquels sont destinés en l’occurrence à assurer, lorsque cela se révélera vraiment possible, que la loi étrangère désignée par la règle de conflit du for – la règle de conflit ivoirienne – soit effectivement appliquée si tant est qu’elle est conforme à l’ordre public en matière international du for.
61. Mais, il est évident que tels arrangements doivent s’inscrire dans le respect des règles de droit et des principes de droit applicables au procès et vont dépendre surtout des intérêts en jeu.
62. L’on le sait, déclarer la loi étrangère applicable, et l’appliquer effectivement, sont deux choses différentes . Ainsi, afin d’aider le juge à ne pas rester de marbre face l’application effective de la loi étrangère pour quelque impossibilité, lorsque seuls des intérêts privés sont en jeu dans le procès, comme l’a si bien proposé MOTULSKY, « une large place [doit être] faite à la régulation naturelle de la preuve de la loi étrangère par des parties à collaborer à cet égard avec le juge » sans toutefois que l’opportunité d’un tel système ne déclasse la loi étrangère en une simple chose des parties.
Les plaideurs pourront donc se fonder notamment sur des certificats de coutume fournissant des justifications positives, c’est-à-dire des attestations établies à leur demande par des autorités publiques ou consulaires qui ont en l’occurrence pour objet la teneur de loi étrangère. Ils pourront également produire au juge des versions certifiées de textes de lois ou de décisions de justice étrangères et même des extraits d’ouvrages doctrinaux étrangers .
63. Quant à l’attribution entre les plaideurs eux-mêmes de la charge de la preuve de la loi étrangère, la jurisprudence Lautour-Thinet selon laquelle la charge de la preuve pèse sur la partie dont la prétention est soumise à la loi étrangère (et non sur celle qui l’invoque), a droit d’être citée, qui plus est applicable en droit ivoirien en vertu du principe de la continuité législative. Cette solution est « manifestement plus apte à favoriser la recherche loyale du contenu [de la loi étrangère] » .
64. Cependant, il faut le souligner, si l’intérêt privé des plaideurs constituera en ce domaine le régulateur suffisant, il faut prendre garde des risques que peut comporter le système, car « mûe par cet intérêt, l’une ou l’autre des parties [pourrait ne rapporter] la preuve de la loi étrangère [que] si elle consacre une solution qui lui est plus favorable que celle de la loi [ivoirienne] » . C’est alors à ce niveau que doit se mettre en branle l’un des devoirs du juge en l’occurrence le devoir de vigilance du juge.
65. Etant le garant d’un intérêt juridique dépassant celui des plaideurs, le juge ivoirien devra non seulement veiller au respect des règles de droit et des principes de droit applicables au procès mais devrait également s’imposer le devoir d’aider à rechercher le contenu de la loi étrangère, même si – on le sait – l’obligation ne lui incombe pas de « produire » le droit, la loi étrangère au cours du procès. Le juge ivoirien est dès lors encouragé à prendre des initiatives personnelles allant notamment dans le sens de l’utilisation de tous les moyens qui se révéleraient nécessaires, opportuns et cohérents, à aider les plaideurs à prouver le contenu de la loi étrangère. Il pourrait à ce titre prendre toutes ordonnances appropriées , recourir à la coopération judiciaire internationale , et même recourir à un amicus curiae , etc.
66. Si le juge ivoirien doit ainsi agir concernant les litiges mettant simplement en présence des intérêts privés, encore plus devrait-il le faire surtout lorsque le conflit de lois de droit international privé porte sur un intérêt sociétal , un intérêt d’ordre public. En effet, lorsque les intérêts sociétaux sont impliqués dans le litige, cela justifie non seulement sans ambages l’impérativité du conflit de lois à l’égard du juge qui serait enclin à ignorer l’élément d’extranéité figurant dans le dossier dès lors que les plaideurs ne l’ont pas expressément invoqué, mais cela justifie aussi qu’il ne puisse point se contenter que d’apprécier la preuve de la loi étrangère apportée par les plaideurs. Les intérêts sociétaux exigent forcément que le conflit de lois soit « soustrait des mains des seuls plaideurs » et imposent corrélativement que le juge ivoirien soit plus proactif, prenne même des initiatives pouvant, peut-être, laisser croire qu’il assumerait une obligation de recherche de la loi étrangère, encore qu’il ne peut que rester neutre et loyal. De ce fait, dans les hypothèses d’ordre public, lorsque des intérêts sociétaux sont en jeu, certaines initiatives proactives pouvant contribuer à la preuve de la teneur de la loi étrangère peuvent provenir du juge même s’il ne peut agir de la sorte que dans le respect du principe du contradictoire . Il doit alors provoquer l’avis des plaideurs sur ses initiatives personnelles et les « contraindre » ainsi à produire la teneur de la loi étrangère .
En sus, une fois les pièces du dossier en la possession du juge, si ces pièces présentent des caractéristiques particulières, la législation ivoirienne permet au juge ivoirien de nommer un expert en tous genres, d’ordonner une mise en état à l’effet de vérifier des points de vue : Il pourra alors nommer un expert, par exemple, en droit comparé à l’effet de fixer la teneur de la loi étrangère. Il pourra même demander à un expert de traduire tel ou texte de loi étrangère à lui produit par les parties .
67. A l’analyse, si ce sont les parties qui estiment que c’est la loi étrangère qui doit s’appliquer, celle dont la prétention est soumise à cette loi étrangère doit produire la teneur de cette loi étrangère dans les pièces du dossier. Si, par contre, c’est le juge ivoirien lui-même qui d’office se rend compte que c’est la loi étrangère qui doit s’appliquer – notamment dans les matières d’ordre public -, il a le devoir de loyauté d’en informer les parties à l’occasion de l’avant-clôture de la procédure, c’est-à-dire avant de mettre l’affaire en délibéré, et de renvoyer alors le procès à cette fin pour production au dossier de ladite loi étrangère .
Et, s’il y a pour la partie qui doit produire la teneur de la loi étrangère une impossibilité temporaire de le faire – surtout quand elle est de bonne foi -, alors il reviendra au juge de continuer à renvoyer l’affaire ; dans ce cas il procédera à une mise en état dont le délai est de trois (3) mois renouvelables . Ainsi, le débouté ne serait donc envisageable que lorsque le juge aura clôturé le débat sans que la pièce ne soit produite, et donc après la mise en délibéré.
68. Cependant, pour des raisons pratiques, les plaideurs – même aidés en cela par le juge – peuvent en l’occurrence se retrouver dans l’impossibilité définitive d’avoir la quintessence de la loi étrangère. Que faire alors pour éviter un non liquet lié au droit applicable parce que la preuve de la loi étrangère n’a pas été rapportée par les plaideurs devant le juge ivoirien ?
Les objectifs et principes applicables en droit international privé impliquent alors que le juge ivoirien puisse suppléer la défaillance de la loi étrangère par application de la loi ivoirienne, loi du for, en raison de la vocation subsidiaire.
69. Le principe d’un recours à la vocation générale subsidiaire de la lex fori dont l’unanimité chez les auteurs dispense de longues justifications, peut en effet s’expliquer et se résumer en ces termes : « Tenu de statuer, car l’ignorance du droit étranger n’est pas cause d’irrecevabilité, mais empêché d’appliquer des règles dont la teneur lui échappe, le juge sagement revient vers un outillage familier, la lex fori ; cette attitude promet en la circonstance la meilleure justice matérielle possible. C’est précisément cet objectif que la situation impose de servir » .
70. Le juge ivoirien ne saurait dès lors rejeter une demande (prononcer un débouté) au motif qu’il n’est pas parvenu à connaître la teneur de la loi étrangère applicable que la partie intéressée avait l’obligation de produire. Au contraire, s’il ne parvient pas à prendre connaissance du contenu de cette loi étrangère, il lui revient d’examiner le litige au regard du droit ivoirien, loi du for, qui a, dans un tel cas, selon l’expression consacrée en droit international privé, une vocation subsidiaire à s’appliquer.
71. Cependant, il est vrai qu’en cas de défaillance de la preuve de la loi étrangère, le principe d’un recours à la vocation générale subsidiaire de la lex fori permet au juge de substituer la loi du for à la loi étrangère, mais le juge ivoirien devra tenir compte du comportement de l’auteur de la prétention soumise à la loi étrangère : à quoi bon appeler ou prôner de tout cœur, dans l’intérêt du droit international privé, l’application de la règle de conflit de lois « si la passivité des parties doit conduire de toute façon, en aval, à l’application de la loi [ivoirienne] ? » . Il peut en effet refuser de mauvaise foi de fournir au juge les éléments de droit étranger nécessaires à l’appréciation de sa prétention. Il ne serait donc pas injuste d’en tirer toute conséquence à son détriment, c’est-à-dire un débouté ou le rejet de la prétention tirée de la loi étrangère. Mais, à l’évidence, le juge ne peut naturellement arriver à cette sanction sévère qu’en cas de carence délibérée, c’est-à-dire que s’il est établi que « l’inertie du plaideur résulte de sa mauvaise foi » , qu’il entendait « se soustraire alors aux exigences de la justice conflictuelle, échapper à la loi [étrangère] applicable – attitude aujourd’hui moins que jamais admissible pour le juge » . Or, précisément la bonne foi est toujours présumée. D’où l’intérêt de n’aboutir à cette sanction extrême que si le juge est réellement convaincu de la mauvaise foi du plaideur qui a voulu ainsi abuser sa religion.
* * *
72. En guise de conclusion, l’on peut dire qu’en droit ivoirien, la production de la loi étrangère compétente est une obligation des plaideurs, l’office légal du juge l’obligeant certes connaître cette loi étrangère et non à la produire. Mais cette connaissance profonde que « la jurisprudence c’est l’art de rechercher ce qui est bon pour le cas soumis au juge et ce qui est bon pour le système juridique en général, et notamment la sécurité juridique » , fait reposer entre les mains du juge ivoirien la responsabilité de transformer le procès en un cadre de coopération qui fera jaillir la lumière de la vérité et de la justice et surtout qui placera, en cette occurrence, sur un piédestal les objectifs du droit international privé. S’il en est ainsi c’est bien parce que « nécessaire créateur de droit dans l’exercice de son pouvoir interprétatif, le juge corrige ou rectifie les situations inéquitables et protège des déséquilibres » .
ALLA Koffi Etienne
Enseignant-chercheur
UFR SJAP de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody, Côte d’Ivoire.
Revue de l’ERSUMA :: Droit des affaires – Pratique Professionnelle, N° 6 – Janvier 2016, Doctrine.